Argent Amer de Wang Bing
Film soutenu

Argent Amer

Wang Bing

Distribution : Les Acacias

Date de sortie : 22/11/2017

France/ Hong Kong - Documentaire- 2016 - 2h36

À peine sortis de l’adolescence, Xiao Min, Ling Ling et Lao Yeh ont des rêves plein la tête. Quittant leur village du Yunnan, ils partent grossir la main d’oeuvre de Huzhou, une cité ouvrière florissante des environs de Shanghaï. Soumis à la précarité et à des conditions de travail éprouvantes, ils veulent quand même croire en une vie meilleure.

SELECTION ORRIZONTI – FESTIVAL DE VENISE 2016

Réalisation Wang Bing • Montage Dominique Auvray et Wang Bing • Son Emmanuel Soland Image Maeda Yoshitaka, Liu Xianhui, Shan Xiaohui, Song Yang et Wang Bing • Production Chinese Shadows, House on Fire, Gladys Glover

Wang Bing

Né à Xi’an (Chine), dans la province du Shaanxi, en 1967, Wang Bing a étudié la photographie à l’Ecole des Beaux Arts Lu Xun puis le cinéma à l’Institut du Cinéma de Pékin (1995).
Il débute sa carrière de cinéaste indépendant en 1999 avec le tournage au long court de A l’ouest des rails.

Filmographie

2003 A L’ouest des rails (Tiexi qu / 铁西区 )
Festival du film de Montréal 2004 – Grand Prix du Jury Documentaire
FID Marseille 2003 – Prix du Meilleur Documentaire
Festival des 3 continents 2003 – Montgolfière d’or du Jury Documentaire
Doc Lisboa 2002 – Grand Prix

2007 L’Etat du monde (film collectif) / segment Brutality factory (Baoli Gongchang)
Festival de Cannes 2007/ Quinzaine des réalisateurs

2007 Fengming, Chronique d’une femme chinoise (He Fengming 和凤鸣)
Festival de Cannes 2007 – Sélection officielle
FID Marseille 2007 – Compétition internationale – Prix Georges de Beauregard
Festival international du film de Toronto 2007 – Sélection officielle

2008 Crude Oil (Yuan You / 原油)
Festival international du film de Rotterdam 2008
FID Marseille 2008

2008 L’Argent du charbon (Tong Dao  通道)
Cinéma du Réel 2009

2009 L’Homme sans nom  无名者
Doc Lisboa 2010
Etats généraux du film documentaire de Lussas 2010

2010 Le Fossé (Jia Bian Gou  夹边沟)
Festival du film de Venise 2010 – Compétition
Festival international du film de Toronto 2010 – Sélection officielle

2012 Seules – Dans les montagnes du Yunnan (Gudu  孤独)
Festival international du film de Rotterdam 2012
Festival Black Movie – Prix de la Critique

2012 Les trois soeurs du Yunnan (San Zimei  三姊妹)
Festival de Venise 2012 – Prix Orizzonti
Festival des 3 continents 2012 – Montgolfière d’or / Prix du Public
Festival Doc Lisboa – Best Film Award
Festival de Fribourg – Best Film Award/ Don Quijote Award/ Prix Oecumenique du Jury

2013 À la folie ( ‘Til Madness Do Us Part) (Feng Ai  疯爱)
Festival de Venise 2013- Hors compétition
Festival des 3 continents 2013 – Montgolfière d’argent

2017 Madame Fang (方 绣 英 )
Festival de Locarno 2017 – Pardo d’Or

2017 15 Heures (15 小 时 )
Dokumenta Kassel 2017

ARGENT AMER : Wang Bing et les petites mains du textile chinois 

Dans l’échelle du prolétariat chinois, les ateliers textiles arrivent juste au-dessus des briqueteries et des mines. « On embauche à sept heures du matin et on termine à minuit : tu bosses, tu manges, tu dors » explique l’un des personnages de ce nouveau Wang Bing, récompensé pour le meilleur scénario à la Mostra de Venise. Argent Amer, c’est l’histoire de jeunes chinois qui, comme des millions d’autres migrants, sont avalés par les usines ou, à défaut, par les petits ateliers du textile du delta de la rivière des perles sur la côte-est de la Chine. Aimantés par le chant des machines à coudre, ces jeunes déracinés de ce qu’il reste des campagnes chinoises sont confrontés aux journées à rallonge, aux tâches répétitives et à des patrons qui parfois ne payent plus. Et oui, même « l’atelier du monde » délocalise ! Une jeunesse exploitée qui heureusement garde la tête pleine de rêves et d’espoirs. La caméra de Wang Bing les suit dans leur quotidien, jusqu’à se perdre dans le flot de cette main d’oeuvre bon marché, transformant chacun de ses personnages en héros de cinéma. 

La fin de l’atelier du monde 

Des héros de la mondialisation, mais à quel prix ? Comme la révolution, la mondialisation dévore ses enfants. La main d’oeuvre bon marché a longtemps nourrie les multinationales implantées en Chine. Elle est aujourd’hui le moteur du capitalisme rouge. Un changement de braquet a pourtant été opéré au début des années 2010, sous l’ancien premier-ministre Wen Jiabao. Terminée la croissance à deux chiffres, la Chine entend changer de modèle de développement moulinent alors les médias officiels. L’idée est de passer d’un Made IN China bon marché, à un Made FOR China plus haute gamme. Pour cela, il est nécessaire d’augmenter la consommation des ménages. La hausse du pouvoir d’achat, le développement de la classe moyenne et des niveaux de qualifications font partie des priorités, autant que l’aide à la recherche et les investissements dans les secteurs de hautes technologies. Il faut également rapprocher les zones industrielles des campagnes et développer le grand-ouest chinois. Voilà qu’après les ouvriers, c’est au tour des usines de migrer ! En cinq ans, une partie des chaînes de montage a déjà quitté la côte orientale pour rejoindre les grandes villes de l’intérieur et de l’ouest, quand d’autres, notamment dans le textile, ont préféré aller faire leurs ourlets et leurs points zigzag au Cambodge ou au Vietnam. Mais tout le monde n’a pas déménagé, la preuve ! Argent Amer a été tourné entre 2014 et 2016 dans la ville de Huzhou. Cette ville de la province du Zhejiang regroupe 18 000 entreprises de petites confections et emploie 300 000 ouvriers venus du Yunnan, du Guizhou, du Jiangxi, de l’Anhui et du Henan. Les Temps modernes de Wang Bing, ce sont donc ces petits ateliers en enfilade où ronronnent les machines à coudre. Depuis la vague de suicides chez Foxconn en 2010, des progrès ont été réalisés dans les usines. Il reste beaucoup à faire en revanche dans ces petites boutiques textiles où la plupart des employés sont « sans patron fixe » comme le dit l’une des jeunes migrantes du film. L’ordonnance travail est en effet plutôt salée, avec des intérimaires payés à la pièce, parfois à l’heure, et des vies déréglées au couteau à cranter en raison d’horaires qui n’en finissent plus. Ciseaux, boulot, dodo. Partout, c’est la même litanie du travail à la chaîne. « On n’a pas gagné grand-chose depuis que nous sommes ici » constate amèrement l’un des protagonistes dans l’une des dernières séquences du film. Torse nu, l’homme aide à fermer d’énormes ballots contenant la production de la semaine. Ces gigantesques ventres de toile sont ensuite portés sur un petit camion. Ils font penser aux ballots de riz ou de paille des campagnes d’autrefois. La boucle est ainsi bouclée : paysan ou ouvrier, l’homme est toujours à la peine et monnaie ses bras pour survivre dans un monde de plus en plus compétitif. 

Confrontés aux rudesses du capitalisme mondialisé, les ateliers du Zhejiang payent parfois leurs employés avec retard. Fâché d’attendre le salaire qui ne vient pas, l’un des ouvriers projette de trouver du boulot dans une grande usine. Une ouvrière vient immédiatement casser son rêve. « Le sel a le même goût partout affirme cette dernière, avant d’enfoncer le rivet : le travail est pareil partout ! » Même dans l’atelier du monde, les tarifs à la pièce sont devenus trop bas. Ici c’est le patron d’une petite usine de cartables qui a mis la clé sous la porte, là c’est la production de doudounes et d’anoraks qui est à l’arrêt. « Le sous-traitant nous doit de l’argent, les ateliers ne gagnent presque plus rien avec les délais » explique l’un des migrants filmés par Wang Bing. Les sous-traitants sont aux abois, et c’est tout le secteur qui va mal ! Ma petite entreprise connait la crise, elle n’est pas la seule… De nombreux patrons chinois n’ont pas hésité ces dernières années à délocaliser leur production là où les salaires sont plus bas, dans l’ouest chinois ou même en Asie du Sud-Est. 

Extrait d’un texte de Stéphane Lagarde © ACOR 2017


CONVERSATION ENTRE WANG BING ET ALAIN BERGALA

Alain Bergala : Les spectateurs français vous avaient quitté avec Ta’ang qui relatait la fuite de cette ethnie minoritaire Birmane qui se réfugiait dans le Yunnan. Dans Argent Amer, on retrouve des jeunes du Yunnan qui ne fuient pas mais qui vont chercher du travail dans la périphérie de grandes villes comme Shanghai. Est-ce que vous pouvez nous raconter la genèse de ce projet ? 

Wang Bing : Le tournage a été très long, il a débuté en août 2014 et s’est achevé en 2016. Nous avions énormément de rushes. Finalement on peut dire que c’est un vaste projet dont Argent Amer n’est qu’une partie. Je pense qu’un autre film naîtra à partir de ces rushes mais je vais avoir besoin de temps pour le terminer. Le tournage s’est déroulé dans la ville de Huzhou dans la province du Zhejiang. C’est un endroit que je ne connaissais absolument pas, où je n’avais jamais été. J’ai eu un peu de mal à m’habituer. Je ne connaissais personne, je n’avais aucun contact sur place, je me sentais complètement étranger. Le début du tournage n’était donc pas facile. Je suis pourtant arrivé avec deux jeunes femmes du Yunnan. Mais malgré toutes mes expériences précédentes, je n’arrivais pas à trouver la liberté que j’acquière habituellement très vite. Il m’a fallu à peu près deux mois pour réussir, petit à petit, à me mettre dans le bain et commencer à trouver cette liberté dont j’avais besoin pour travailler.

AB : Au départ vous avez suivi ceux qui partent. Quand vous êtes dans le train, vous ne savez pas ce que vous allez trouver ?

WB : Cette province était pour moi complètement inconnue. Quand nous sommes partis, ils ne m’avaient pas dit où nous allions, en dehors du fait que nous rejoignons la province du Zhejiang. C’est uniquement quand nous sommes arrivés à Hangzhou, au moment où ils ont pris nos billets sur lesquels j’ai pu lire notre destination : le bourg de Zhili, dans la circonscription de Huzhou.

AB : Est-ce loin de Shanghai ? 

WB : Hangzhou se trouve à cent kilomètres de Shanghai. 

En Chine, l’économie prospère à grande vitesse dans le delta du Yangzi. Ce delta se situe au Sud-Est du pays autour de Shanghai, il inclut le lac Taihu et les provinces de Zhejiang et de Jiangsu dans la partie sud du fleuve bleu (Yangzi Jiang). Huzhou est au coeur de ce fameux triangle.

AB : Puisqu’on parle du début, je trouve la scène de train très romanesque. Ce pourrait être le début d’un film américain. En tout cas, on a l’impression de partir sans savoir où l’on va. On voit qu’on suit des personnages mais vous regardez aussi à côté, vous filmez les petites discussions sur le travail… Du coup, la règle du jeu est déjà donnée. J’aime beaucoup la façon dont vous filmez les gens qui dorment. On a l’impression que la caméra veille sur eux. 

WB : Le trajet en train du Yunnan à Shanghai est de 2500 km environ. Pour moi, ce qu’on vit quand on effectue des longs trajets en Chine, dans ces trains, est lié à la mémoire. Le train dans lequel nous étions est utilisé depuis cinquante ans. Il est très emblématique de tous les longs trajets que sont amenés à faire les Chinois et il est très ancré dans une période de notre histoire. Depuis que je suis petit, il m’est arrivé un nombre incalculable de fois de prendre le train et à chaque fois pour un, deux ou trois jours de voyage. Le voyage du Yunnan jusqu’au Zhejiang, si mes souvenirs sont bons prend deux nuits et un jour, donc à peu près trente-huit heures. Quand on est arrivé à Zhili, j’étais paniqué par l’idée que cet endroit m’était inconnu, mais confronté à ce lieu, je me suis dit qu’il y avait quelque chose d’intéressant à filmer. 

Par le passé, j’avais eu envie de tourner dans cette région mais je n’avais pas d’histoire à raconter. Et là, ces trois jeunes m’emmenaient dans ce lieu-là, et d’un coup j’ai su que je tenais quelque chose. Une fois sur place, j’ai commencé à filmer les personnes que je rencontrais. Il y a ceux qui sont importants comme la jeune Ling Ling et son mari qui se tapent dessus tout le temps et le personnage de Lao Yeh. J’ai commencé à filmer systématiquement tous les gens que je rencontrais. Je suis resté deux ans sur place. Avec cet homme, Lao Yeh, nous sommes devenus de très bons amis. Nous sommes restés en contact. Et c’est au fur et à mesure que je rencontrais des gens que j’ai pu m’immiscer dans l’univers de ces petits ateliers de confection. 

AB : Une chose me paraît très nouvelle, c’est que les personnages sont plus proches de vous. Il n’y a pas cette grande altérité qu’il y a dans les autres films entre le village dans la montagne, les ouvriers dans A l’Ouest des rails. Là, peut-être pour la première fois, vous filmez des gens comme vous et même s’il y a des différences sociales. Il y a quand même quelque chose de directement connecté avec vous. 

WB : Ils sont représentatifs de la grande majorité des Chinois. Ils sont dans la quête d’une vie meilleure grâce au travail. Ils sont très pragmatiques. Ils vont quelque part travailler pour gagner de l’argent et dans un second temps, ils rentrent chez eux ou envoient de l’argent à leur famille afin d’améliorer leur quotidien. Dans ce sens-là, c’est vrai que c’est différent des autres thèmes que j’ai abordés dans mes films précédents où il y avait toujours une quête d’un idéal intellectuel (même si elle n’était pas vécue comme telle par les personnes que je filmais). Ici au contraire, ce qu’on voit, c’est le côté extrêmement concret de la vie des gens dans ce pays et qui reflète un style de rapports entre les individus.

AB : Ce que je trouve assez nouveau dans ce film, c’est le fait que, pour eux, vous êtes aussi normal. Vous regardez les photos. Vous êtes considéré comme quelqu’un qui vit avec eux. Il y a moins d’écart social. Du coup ça donne des choses très nouvelles dans ce cinéma. Il y en a qui vous parlent et qui vous disent : « Arrête le film, on veut dormir. »

WB : C’est vrai qu’il y a une détente que l’on ressent dans mon rapport avec eux. Ma proximité est réelle et pourtant ce projet est basé sur une distance qui est tout aussi réelle dans le sens où, ce qui me motivait, était ma méconnaissance du terrain. J’avais envie d’aller tourner dans cette région du fleuve bleu, car je suis né et j’ai grandi dans le nord de la Chine, une région complétement différente. J’étais poussé par l’envie d’apprendre des choses sur le fonctionnement, le mode de pensée de ces gens. Je me demandais comment j’allais faire pour avoir un début de sujet. Il faut vraiment se rendre compte que toute cette région de la Chine est extrêmement importante dans l’histoire de la Chine. La culture a influencé la politique et la politique a influencé le comportement des gens et c’est passionnant d’étudier tout ça. 

AB : Y a-t-il quand même quelque chose qui vous rassemble ? 

WB : J’ai été étonné de voir que pour les gens qui travaillaient là-bas (et c’est ce qui caractérise les gens de cette région de la Chine), l’important c’est d’améliorer leur quotidien. Bien sûr, c’est une région de développement économique rapide par rapport à d’autres endroits en Chine mais ces individus font des efforts considérables pour gagner de l’argent. A l’inverse, ce qui est une évidence, par rapport au nord de la Chine, c’est que la pression politique sur eux est beaucoup plus faible, alors qu’une pression économique terrible pèse sur eux. 

AB : Pourquoi y a-t-il moins de contrôle politique ? 

WB : Je pense que c’est lié à leur attitude, à leur rapport à la vie. Ce qui les motive vraiment c’est d’acquérir un peu plus de richesse. Ce sont des gens qui, peu importe le cadre dans lequel ils se trouvent, vont faire le maximum pour s’enrichir et évoluer. 

AB : Ce sont de « bons Chinois ». 

WB : Ce ne sont pas des gens complètement insensibles à tout ce qu’il se passe sur le plan politique dans le pays, mais disons que ce n’est pas leur priorité. Ils ont tous le même type d’objectif et ça les tient à l’écart de la politique. Il y a une autre chose importante. Ce qu’on voit dans le film, c’est la surface, ce qui est immédiatement perceptible. Bien des problématiques complexes, liées à tous les investissements, aux conflits d’intérêt sur le plan commercial ou encore, de conflits, sont sous-jacents. Là, on n’a pas le même accès, ce n’est pas aussi simple de pouvoir en faire part. 

AB : En tout cas, quand on voit le film, grâce au montage et au fait que les gens verbalisent, on comprend comment ça marche. On comprend le rapport aux petits patrons, on comprend que le patron n’est pas un ennemi, même si les conditions sont horriblement dures. On comprend comment fonctionne le système de ces toutes petites entreprises. L’exploitation est acceptée puisque les petits patrons ne roulent pas sur l’or. On voit bien qu’ils sont pris dans la même problématique. Eux aussi veulent réussir. Sur la durée d’un film, permettre que nous, qui sommes très loin de cela, comprenions le système, ce n’est pas rien. 

WB : Sur le tournage, tout était complexe, mais on a réussi petit à petit à se faire des amis, à être acceptés par ces personnes. Le processus pour appréhender la façon de pénétrer dans ce qui ressemblait à une ville a été extrêmement long. Au début, c’était ça qui me préoccupait. Comment, petit à petit, s’approcher ? C’est pourquoi je parlais d’un autre film qui ferait partie de ce grand projet. Maintenant qu’il y a eu tout ce travail d’approche, ce qui va être intéressant, c’est de pouvoir parler de problématiques beaucoup plus complexes, douloureuses et des relations qui unissent les ouvriers dans les ateliers de confection. Alors que dans ce premier film, on se concentre sur le voyage depuis le Yunnan et la lente intégration dans ce lieu.

AB : Je voudrais parler de la scène, assez incroyable, de la dispute entre le mari et la femme. Ça m’a rappelé la scène d’A l’Ouest des rails où il y avait le groupe qui se réunissait dans le magasin général, avec la lecture de la lettre. Tout le monde participait. Il y avait un côté théâtre. Et là, je ne m’attendais pas du tout à ça, je retrouve une scène semblable, comme si en Chine il y avait une théâtralisation des situations. Est-ce que vous aviez l’idée que cette scène avait, dès le départ, une telle potentialité visuelle et spatiale ? 

WB : Pour camper la situation, c’est en me rendant dans cette petite boutique que j’ai rencontré pour la première fois cette jeune femme et que j’ai décidé de la filmer. J’ai beaucoup discuté avec elle et je lui ai posé beaucoup de questions. C’était une ouvrière très compétente qui a travaillé dans les ateliers. Ce qui m’a intrigué chez elle, c’était une certaine mélancolie. Je sentais qu’elle avait certains problèmes et elle m’a raconté rapidement qu’elle ne supportait plus d’entendre le bruit des machines à coudre, que ça lui détruisait le système nerveux. Elle n’arrivait plus à dormir du tout. C’est devenu une maladie dont elle souffrait énormément, du fait du manque de sommeil. Elle ne pouvait plus travailler comme ouvrière. Parallèlement, son mari avait décidé d’ouvrir cette petite boutique, car il a eu un accident qui l’a handicapé, ses doigts ont été coupés par une machine. Ils ont dû, tous les deux, trouver un autre moyen de gagner de l’argent. Du coup ils forment un couple à la marge, différent des autres. Son mari, bien sûr, a envie que son commerce fonctionne. Malheureusement, ce qu’on sent bien, c’est qu’avec le temps, il y a toutes sortes de conflit entre eux. 

AB : Dans une scène précédente, c’est elle qui vous dit : « viens avec moi, suis-moi ». On a l’impression qu’elle s’est servie de vous comme d’un témoin, comme si quelqu’un de l’extérieur allait évaluer sa vie de couple et les problèmes de la boutique. Est-ce que vous vous êtes fait instrumentaliser ? 

WB : Il y a ce qu’on perçoit en apparence, mais il y a une autre chose intéressante par rapport à leur situation. Déjà, cette femme cherche par tous les moyens à atténuer ce conflit avec son mari. Elle demande aux amis aussi d’intervenir. Le mari est perçu comme un personnage grossier, violent et capable de tout détruire autour de lui. Mais ayant passé beaucoup de temps sur place, je me suis dit que finalement il était aussi une victime. Il y a un élément important dans leur histoire : contrairement à ce qui se passe toujours en Chine où la femme quitte ses parents pour s’installer dans la famille de son époux, dans ce cas, c’était l’inverse. L’homme vivait avec la famille de sa femme. Ce n’est pas évident pour un homme en Chine d’accepter cette situation. Ils ont eu un enfant et il a cette énorme pression financière. S’il ne peut pas gagner suffisamment d’argent et le faire savoir à la famille de sa femme, il risque d’être complètement rejeté. Ce qui est assez impressionnant dans cette scène, c’est la violence qu’il utilise face à son épouse alors qu’elle n’a absolument pas peur de lui. 

AB : Dans cette histoire, qui a payé la boutique ? 

WB : Il se trouve que lorsqu’il a eu cet accident du travail dans un atelier, il a été dédommagé. C’est avec cet argent-là qu’il a pu ouvrir sa boutique. Bien sûr, dans la façon dont ils en parlent, ce n’est pas forcément ça qu’ils mettent en avant. On imagine toutes sortes d’autres scénarios mais ce qui est certain, c’est que ce type d’accident est assez fréquent dans les ateliers. 

AB : Quand on les revoit c’est comme dans un film de fiction. On les quitte là et quand on les retrouve après, ils sont très proches l’un de l’autre, ils discutent très gentiment de la situation de la boutique. On comprend dans la deuxième scène que la relation est plus complexe que ce qu’on croit. 

WB : La Chine est un pays tellement grand, je réfléchis souvent à ce qui caractérise les Chinois, ce qu’on perçoit dans leur façon de vivre au quotidien. C’est comme si tout tournait autour d’une certaine logique. Ce qui caractérise les Chinois c’est cette capacité de s’en tenir ou de se raccrocher à une sorte d’ordre des choses, de normalité coûte que coûte pour avancer dans la vie. Même si on sait que chaque individu est face à des pressions en tout genre, il a cette capacité de les laisser de côté, pour se construire autour d’une logique qui évolue, qui n’est pas toujours la même, qui parfois se réinvente au fur et à mesure des événements du quotidien et qui à chaque fois est remise en question. 

AB : On le sent vraiment dans le film. Quels que soient les conflits, les difficultés, la quête de la réussite est très présente. 

WB : C’est une logique extrêmement simpliste. Finalement, tout est dû au fait que ces individus exigent très peu de la vie. Encore une fois, tout tourne autour de la nécessité de travailler pour pouvoir gagner de l’argent et faire vivre ses proches. Personne ne s’intéresse au type d’endroit où ils vont pouvoir se loger, la façon dont ils vont pouvoir se nourrir, ce qu’on met à leur disposition sur le plan pratique. Ils sont prêts à accepter absolument tout. A aucun moment, ils ne se rebellent par rapport à ça. 

AB : Quand ils en ont marre, ils disent : « On va juste à côté.»

WB : Ils savent parfaitement que ce sera pareil dans la rue d’à côté. 

AB : Il y a une chose dont je voudrais parler avec vous, qui dans ce film est très présent, c’est vous, vous êtes l’homme à la caméra. Dans le film il y a beaucoup de théâtralité et de paroles et puis il y a des moments où vous êtes seul avec quelqu’un qui ne parle pas.

WB : C’est lié à ma façon de travailler depuis toujours. Quand je suis avec quelqu’un dans une plus ou moins grande intimité et que ma caméra tourne, je n’ai jamais la moindre demande ou exigence envers la personne à côté de laquelle je suis. C’est quelque chose qui ne m’appartient pas. Il y a ce contraste avec les scènes plus théâtrales mais ça m’appartient, c’est ma façon de travailler. 

AB : Par rapport à cette présence dans le film, il y a deux scènes que je trouve très belles. L’homme descend l’escalier et vous, vous ne bougez pas, vous restez, vous attendez qu’il revienne, puis vous vous servez des nouveaux moyens d’éclairage qui permettent d’éclairer les visages. Et ensuite vous le suivez, vous descendez l’escalier avec lui. Il y a deux modes de présence du cinéaste. Soit vous attendez, soit vous le suivez. Et comme vous êtes très près du sujet on comprend votre mode de pensée : « Qu’est-ce que je fais dans cette scène-là ? »

WB : Par rapport à ces choix, de suivre ou de ne pas suivre, ce qui m’a motivé c’est que je me suis rendu compte que peut-être c’était le moment de faire part à tout le monde de ce à quoi ressemblait ce quartier. Ça a été l’occasion de donner un aperçu de l’ambiance. Ce qui était flagrant dans les scènes de nuit, ce sont les gens qui dans cet environnement sont un peu comme des animaux qui font des allers et retours incessants. Ce qui m’a frappé, ce sont les logements des ouvriers qui ressemblent à des petits hôtels très simples. Les gens vont et viennent, on ne connait pas leurs origine, ni leur destination, il y a un côté très anonyme. 

Finalement tout repose sur le fait que chaque ouvrier, chaque individu doit faire un effort pour se convaincre lui-même qu’il appartient à ce lieu. Alors que ce pourrait être à cet endroit ou à un autre, ça ne changerait rien pour eux. Malgré tout, c’est grâce à leur conviction qu’on sent qu’ils appartiennent à cet endroit. 

AB : Dans une scène, on voit votre ombre sur le mur, avec le lampadaire. J’ai vu au générique qu’il y a plusieurs cadreurs. 

WB : Le tournage a été très long. Au début il y avait un autre cadreur puis une autre personne nous a encore rejoint sur ce projet. Mais pour Argent Amer à proprement parler, cela représente très peu de rushes, ce sont des choses qui ont été tournées au début. C’est moi qui a tourné la plupart des images qu’on voit dans le film

AB : Je voudrais finir sur une question de politique. L’analyse que fait le film, ce qu’on comprend de ce système de production. Est-ce que c’est quelque chose de censurable ? Est-ce que le pouvoir pourrait trouver dans ce film-là des choses dangereuses pour lui ? 

WB : Ça me renvoie à mon rapport à la censure. Comme je ne suis jamais rentré dans ce système-là, que je le rejette, je me suis toujours arrangé pour ne pas y être confronté, du coup c’est quelque chose qui n’habite même pas mes pensées. Il n’y a pas de place dans mon travail pour ce phénomène de censure, ce ne sera jamais pour moi un critère de positionnement. Que ce soit dans ce film ou dans les autres films, je filme toujours les individus les plus ordinaires possible. Pour moi il n’y a pas quelque chose que l’on peut dire ou que l’on ne peut pas dire. Bien sûr, récemment, quelque chose d’important pour tous les cinéastes s’est produit. Énormément de choses qui n’étaient jusqu’à maintenant que des règlements, qui n’étaient qu’administratifs par rapport à la censure, sont maintenant intégrés dans des textes de loi. C’est un grand changement, et je dois dire que ça va affecter toute l’industrie et toute l’économie du cinéma, ce dont personne n’a envie. 

AB : Ma question n’était pas sur votre posture mais sur ce que l’on voit dans ce film. Est-ce qu’il y a des choses qui sont anormales pour le pouvoir chinois ? Je parle du rapport de pouvoir à ce qu’on voit et à ce que le film nous montre de la situation. Après tout, vous avez l’air de dire que c’est la norme. Ce qui m’intéresse, c’est le point de vue qui se dégage du film.

WB : Je pense que, pour le gouvernement ça ne pose aucun problème, dans le sens où c’est de la main d’oeuvre à très bas prix qui permet de produire toutes ces pièces pour l’export. Le problème vient du pourcentage minime qui revient aux ouvriers sur la production des richesses. De ce point de vue-là, le gouvernement n’a rien à dire. Le fonctionnement actuel de l’économie chinoise arrange bien le gouvernement. Ce qui est impressionnant dans tout ça, c’est que le travail au quotidien de ce nombre faramineux de gens en s’investissant à ce point-là, en mettant toute leur énergie, représente une somme d’argent énorme. Mais cet argent-là, où disparaît-il ? Où va-t-il ? Finalement on ne le sait pas. C’est ça qui est intéressant. 

AB : Le gouvernement réprime la vente pyramidale. Là, pour lui, il n’y a pas de gain d’argent, c’est une escroquerie pure et simple. Elle ne produit pas de richesse, contrairement au travail mal payé.

WB : Ce n’est pas aussi simple que ça. En Chine, il y a le pouvoir central qui lui a ses intérêts et sa façon de voir les choses, mais il y a aussi tous les pouvoirs locaux. Sur le plan local, la vente pyramidale peut tout à fait intéresser les dirigeants locaux dans le sens où développer la vente pyramidale permet de faire rentrer des capitaux dans leur province. Ils ne sont pas forcément contre. Dans le film, il y a une ouvrière qui est tentée. Elle sait que c’est dangereux, que ce n’est pas bien, mais malgré tout il y a toujours l’espoir que ça représente. Elle va vouloir quand même tenter sa chance. 

AB : En 2014 vous avez obtenu l’avance sur recettes pour un projet qui s’intitulait Past in the present. Actuellement, plus de trois ans après, vous êtes en train de le monter. Est-ce que vous pouvez nous dire un peu en quoi cela consiste, combien de rushes il y a et combien de mois ça va prendre ?

WB : Maintenant le nom a changé. Le projet s’intitule Les âmes mortes. J’ai eu très envie d’utiliser le nom de ce roman pour ce projet parce que je trouve que ça correspond parfaitement à l’idée de raconter les histoires de gens décédés il y a un certain temps. 

Pour l’instant nous sommes en postproduction. C’est un film qui devrait faire neuf heures sur l’histoire de la révolution culturelle. 

Traduction Pascale Wei-Guinot 

Transcription Marielle Millard © ACOR, 23 juin 2017