Conversation animée avec Noam Chomsky de Michel Gondry
Film soutenu

Conversation animée avec Noam Chomsky

Michel Gondry

Distribution : Shellac

Date de sortie : 30/04/2014

France - 2013 -1h25 - DCP - 16/9 - 5,1

A travers une série d’entretiens, Michel Gondry illustre, au sens propre comme au figuré, les théories de Noam Chomsky, ainsi que les moments personnels que Chomsky révèle, dans un film d’animation, où la créativité et l’imagination de Gondry se mettent au service de la rigueur intellectuelle de Chomsky.

Festival International du film de Berlin  – Panorama Documentaire

Avec : Noam Chomsky et Michel Gondry

Réalisation Michel Gondry • Montage Adam M. Weber, Sophie Reine • Montage additionnel Edouard Mailaender, Thomas Fernandez • Animation Michel Gondry, Valérie Pirson, Timothée Lemoine • Production Partizan Films • Producteurs Georges Bermann, Michel Gondry, Raffi Adlan, Julie Fong

Michel Gondry

Michel Gondry réalise en 2001 son premier long métrage, la fable HUMAN NATURE, satire anthropologique emmenée par Patricia Arquette et Tim Robbins. Trois ans plus tard, il réalise ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND, comédie romantico-futuriste portée par Jim Carrey et Kate Winslet qui lui vaut l’Oscar du Meilleur Scénario Original, partagé avec Charlie Kaufman et Pierre Bismuth. En 2005, il écrit et réalise un film plus autobiographique, LA SCIENCE DES RÊVES, pour lequel il fait tourner à Paris Gael Garcia Bernal, Charlotte Gainsbourg, Alain Chabat et Miou-Miou. BLOCK PARTY, documentaire sur un concert rap à Brooklyn lui fait rencontrer Mos Def, qu’il retrouvera en 2007 avec Jack Black, tous deux les héros de SOYEZ SYMPAS, REMBOBINEZ. LA SCIENCE DES RÊVES et SOYEZ SYMPAS, REMBOBINEZ ont été sélectionnés aux Festivals de Sundance et de Berlin. Il enchaîne sur un épisode de TOKYO, présenté à Cannes en 2008 puis sur L’ÉPINE DANS LE CŒUR, présenté en Sélection Officielle en 2009. En 2010 il se lance dans une adaptation du comics des années 60 Le Frelon Vert, THE GREEN HORNET puis en 2011 tourne THE WE AND THE I. En 2013 Gondry réalise l’ECUME DES JOURS et en 2014 CONVERSATION AVEC NOAM CHOMSKY-  IS THE MAN WHO IS TALL HAPPY ?

PROPOS DE MICHEL GONDRY

Je ne m’intéresse au travail de Noam Chomsky que depuis une petite dizaine d’années, je l’ai découvert notamment grâce à son livre, La Fabrication du consentement, et le documentaire qui en a été tiré. Il est à la fois un scientifique très pointu, avant-gardiste, et un activiste – tout aussi pointu. C’est un cas assez unique. Sur le plan scientifique, son approche du langage, ce qu’il appelle la grammaire générative, me paraît être la plus sensée, elle s’intègre bien à la biologie moderne. Elle consiste à dire qu’il y a une origine biologique au langage, une grammaire universelle qui est le reflet de notre code génétique et que l’on transmet avec nous. Sur le plan politique, il défend des idées de partage auxquelles je crois.
C’est un privilège de rencontrer l’un des esprits les plus lumineux vivants. L’autre jour, je regardais un documentaire sur le physicien Richard Feynman, et j’étais reconnaissant envers le cinéaste qui l’avait filmé. J’avais lu quelques-uns de ses livres, mais l’entendre parler, décrire de façon vivante sa vision du monde, c’est irremplaçable. J’ai pensé que Noam Chomsky n’était pas tout jeune. Ma contribution pouvait être de faire entendre sa voix. Sans la prétention d’apporter des preuves, de démontrer ses théories, mais plutôt d’utiliser mes capacités d’artiste et de créativité pour produire un film singulier, stimulé par ma rencontre avec un des derniers grands savants-philosophes ancrés dans la tradition du siècle des lumières. Après Eternal Sunshine…, j’avais été invité en résidence au MIT (Massachussetts Institute of technology), j’y étais allé avec Björk. A l’époque, j’essayais de trouver des idées pour fabriquer des effets spéciaux de façon un peu différente. Je me suis rendu compte que Noam Chomsky était aussi au MIT et j’ai demandé à le rencontrer.
En 2002, lors d’une interview, on m’avait demandé de citer un projet qui me tenait à cœur. Je cherchais la réponse la plus improbable : tourner un documentaire en animation. J’aime assez les idées irréalistes car elle nécessitent une attention particulière pour se matérialiser. Aussi lorsque j’ai finalement rencontré Noam Chomsky, cette idée a ressurgi, exigeant que je la réalise. Mes idées sont impatientes, quoiqu’elles attendent parfois des décennies dans un coin de ma tête. Lorsqu’elles entrevoient une possibilité de se balader dans la réalité, elles me sautent à la gorge. Le dialogue avec Chomsky est vivant, parfois complexe, souvent touchant et toujours très humain. Mon dessin est animé, naïf et parfois complexe également. Les idées de Noam en déclenchent d’autres en cascade dans ma tête. Les répétitions, les mécanismes, la logique implacable du professeur émérite s’illustrent naturellement avec l’animation.
J’ai choisi de faire ressortir ma propre voix, et mes limites dans le dialogue. Je ne suis clairement pas à son niveau et c’est pour cela que la conversation est honnête et intéressante, il fallait que je montre ces malentendus, ces problèmes de compréhension. En réécoutant ses paroles, j’ai choisi de laisser aller ma main, mon imagination. Il y a quelque chose d’instinctif, qui peut faire penser à un processus organique de développement, voire à un développement cellulaire. J’ai essayé d’illustrer ses propos de façon logique, mais en me laissant aller.
La science m’a toujours intéressé : à l’école, j’étais bon en géométrie. Mais j’étais meilleur en physique : la physique autorise des approximations interdites en mathématiques. C’est pour cela que l’animation me convient : je peux être assez précis, mais je n’ai pas besoin d’être exact. Noam Chomsky parle de phénomènes récursifs : mes animations ont parfois cette récursivité, elles sont comme des boucles, elles ont quelque chose de fractal. On retrouve sans doute quelque chose de l’animation abstraite de cinéastes d’avant-garde comme Norman McLaren.
Ce film fut un projet de longue haleine. J’ai commencé pendant la préparation de The Green Hornet. J’ai été aidé pour la finition, mais j’ai fait l’essentiel tout seul : avec une table lumineuse et une caméra 16mm. Je dessinais au fur et à mesure, je saisissais les images, parfois 12 par seconde, parfois 24, parfois des boucles. C’est apaisant : je n’ai de comptes à rendre à personne, mon dessin peut aller dans n’importe quel sens. L’animation me détend et me stimule, et comme c’est de la pellicule, je ne voyais pas ce que j’avais filmé avant une semaine, le temps de récupérer la bobine développée au labo. L’anticipation du résultat est assez magique, comme la succession de dessins qui devient mouvement.
On a eu à peu près trois heures d’entretien, en deux fois deux séances. Il y avait des choses qui se répétaient, d’autres que je n’ai pas pu garder : Noam m’a pas mal parlé de génétique, des travaux de François Jacob sur l’héritage et la transmission. Est-ce que j’y ai cherché l’origine de mon processus créatif ? Peut-être. C’est évidemment un mélange d’héritage génétique et d’environnement, et on ne peut pas faire la différence entre les deux.
Mes parents faisaient de la musique, mon grand-père était inventeur. On est toujours une combinaison d’inné et d’acquis – et aussi de ce qu’on acquiert inconsciemment, par imprégnation. On est un mélange des trois.
Comme Brassai ou Clouzot l’ont fait avant moi avec Picasso, c’est la rencontre, peut-être improbable au départ, de deux esprits et leur différence d’approche du monde qui produit l’oeuvre. Chomsky a une mémoire, une connaissance des sciences et de l’histoire, une logique incomparables, aveuglantes. Ma mémoire et mes connaissances sont floues dans certains domaines, mais je fabrique 12 ou 24 images différentes par seconde. Et quand on les voit défiler, cela fait un paquet d’informations qui vous va droit au cerveau. Je pense qu’il y a là une certaine équivalence qui me permet d’entrevoir presque une relation d’égal à égal avec le savant !
Je suis content parce que Noam a énormément apprécié le film, il l’a vu plusieurs fois et a voulu le montrer à ses amis – généralement, il ne regarde pas les documentaires qu’on lui consacre. Je crois qu’il est touché par la façon dont j’ai illustré ses souvenirs. Au fil de la discussion, entre l’explication passionnante de l’apparition du langage et le concept de « continuité psychique » que l’on applique aux objets qui nous entourent pour les reconnaître, il s’est peu à peu révélé. Il a parlé de son enfance, de sa femme qui l’a accompagné toute sa vie et dont il ne peut se remettre de la disparition. Il est très touchant dans sa manière d’évoquer sa compagne aussi souvent que possible, comme pour la faire renaître. Et c’est ce que je me suis appliqué à faire, car le dessin animé me le permet. Il n’avait sans doute jamais eu l’expérience de quelqu’un passant autant de temps à illustrer son discours !
Michel GONDRY


BIBLIOGRAPHIE DE NOAM CHOMSKY

(Sur la science du langage, livres traduits en français)
LA LINGUISTIQUE CARTÉSIENNE suivi de LA NATURE FORMELLE DU LANGAGE, Le Seuil, 1969.
ASPECTS DE LA THÉORIE SYNTAXIQUE, Le Seuil, 1971.
QUESTIONS DE SÉMANTIQUE, Le Seuil, 1975.
STRUCTURES SYNTAXIQUES, Le Seuil, 1979.
L’APPRENTISSAGE : le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky,
Le Seuil, 1979 (Recueil du débat épistémologique sur la nature du langage organisé par Jacques Monod regroupant divers horizons scientifiques.)
RÉFLEXIONS SUR LE LANGAGE, Flammarion, 1997.
LE LANGAGE ET LA PENSÉE, Petite bibliothèque Payot, 2001.
NOUVEAUX HORIZONS DANS L’ÉTUDE DU LANGAGE ET DE
L’ESPRIT, Stock, 2005.
SUR LA NATURE ET LE LANGAGE, Agone, 2011.


L’APPARITION DU LANGAGE : LA MÉTHODE TADOMA

NOAM CHOMSKY
On a beaucoup appris sur l’acquisition de la langue. Plus on approfondit les recherches dans ce domaine, plus les techniques de recherche sont performantes, plus on constate que les enfants stockent beaucoup d’éléments de langage. Bien plus qu’on ne le pensait, même avant d’émettre des mots. Il existe des preuves à la fois directes et indirectes. Comme preuve indirecte, je peux citer une technique d’enseignement de langage pour les malentendants non-voyants. Ma femme a beaucoup travaillé sur ce sujet. Ca s’appelle la méthode Tadoma.

MICHEL GONDRY
Celle avec la main ?

NOAM CHOMSKY
On apprend à l’élève qu’en posant la main sur le visage de l’autre, grâce aux mouvements du visage et des cordes vocales, il peut interpréter la parole. Très peu d’informations sont transmises. Pourtant cela permet un apprentissage complet du langage, suffisant pour qu’il soit dur de déterminer quels éléments leur manquent. Pourtant on n’a jamais réussi à utiliser cette méthode avec les personnes ayant perdu la vue ou l’ouïe avant l’âge de 18 mois. Durant les premiers mois d’exposition, quand l’enfant manifeste peu de connaissance, à part quelques mots par-ci par-là, il est en train d’acquérir les bases du langage. Toutes ces informations serviront à l’avenir. Tout ceci est inconscient. Il réutilisera ces données grâce aux informations qu’on lui donnera, des informations à peine perceptibles. Une telle personne pourra fonctionner dans une société « parlante ». Elle pourra comprendre les gens en posant sa main sur leur visage.

L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE

NOAM CHOMSKY
Dès qu’on commence à décortiquer un sujet, on se rend compte que rien ne tient debout. Chaque nouvelle étape dans la science ou même l’apprentissage, l’apprentissage sérieux, a été franchie en s’interrogeant sur le pourquoi du comment. Le monde laisse souvent perplexe. Si on accepte d’être perplexe, on apprend. Si on se contente de recopier ce qu’on nous dicte, de faire ce qu’on nous dit, on devient alors la réplique de l’esprit d’un d’autre.

NOAM CHOMSKY
La science avança, jusqu’à Newton, qui a démontré, à son grand dam, que le monde n’est pas une machine. Qu’il existait bien des « forces occultes », comme disaient ses collègues. Comme l’attirance et la répulsion, qui fonctionnent sans contact. Les éléments s’attirent à distance. Cela relevait de l’inintelligible. Newton a lui-même qualifié ce phénomène « d’absurdité ».

INTERPRÉTER LE MONDE : LE CAPITAL COGNITIF

MICHEL GONDRY
Vous dites que nous ne pouvons comprendre le monde que dans la limite de ce que nous avons en nous.

NOAM CHOMSKY
C’est du Newton et du Hume. Identifions cette dotation cognitive que nous avons reçue. Cette dotation cognitive est indéniablement fixe sinon nous serions des anges. Si on appartient au monde organique, nos capacités sont fixes. Je ne peux pas voler. Nos capacités ont une certaine portée, des limites. C’est la nature même des capacités organiques. Quelles sont ces capacités ? Je viens de citer l’un des aspects les plus frappants. Notre capital cognitif nous incite à apprécier le monde en termes mécaniques. On sait que c’est une erreur mais on ne peut faire autrement.

MICHEL GONDRY
Disons que l’on voit un arbre, on comprend que c’est un arbre. Notre cerveau est-il doté d’une capacité fixe qui nous dit « c’est un arbre » ?

NOAM CHOMSKY
Voilà une autre question qui nous laisse perplexes. Par quoi identifie-t-on un arbre ? Ce n’est pas simple. Disons qu’on plante un saule. C’est un bon exemple. Il pousse et, un jour, on lui coupe une branche. On replante la branche. La branche pousse jusqu’à être identique à l’arbre d’origine. Puis l’arbre d’origine est coupé. Ce nouvel arbre, est-ce le même saule ? Pourquoi pas ? Il est génétiquement identique. Pourtant, ce n’est pas le même arbre. Pourquoi ?

NOAM CHOMSKY
La continuité psychique n’est pas un attribut physique. C’est nous qui l’imposons aux choses. Il n’y a donc aucun espoir de trouver le moyen d’identifier les éléments liés aux symboles en regardant leurs propriétés physiques. Ils sont identifiés individuellement à l’intérieur de nos constructions mentales. Ce sont des objets mentaux. On doit donc rejeter la théorie de la référence directe. On doit regarder différemment le lien entre le langage et le monde.

MICHEL GONDRY
Je vous ai montré un clip dans lequel vous parlez de notre interprétation du monde. Vous préconisez le rejet des théories actuelles de la linguistique, de la philosophie. Vous demandez pourquoi cet arbre est perçu comme étant différent, alors qu’il vient d’une bouture et pousse à l’identique du donneur ? Je me suis penché sur la génétique. Il s’agit tout simplement du clonage. La reproduction asexuelle, c’est le clonage. L’arbre est potentiellement identique. Ma seule réponse est que… je sais qu’il est différent parce que j’ai vu quelqu’un le couper, puis je l’ai vu repousser. Je me suis dit que ce n’était pas si simpliste…

NOAM CHOMSKY
C’est un point pertinent. Notre conception d’un « arbre » est bâtie sur une notion abstraite de la continuité. L’arbre originel bénéficie d’une existence continuelle que nous lui imposons. En termes de génétique, la branche qui a été coupée fait partie du même objet. Mais cette branche, devenue arbre, n’est pas dotée d’une continuité reconnue par nous. D’autres êtres auront une autre idée de la continuité, et diront que le nouvel arbre est l’original.

JEUNESSE ET ENGAGEMENT

NOAM CHOMSKY
Avec mon père surtout. Dès l’âge de 10 ou 11 ans, tous les vendredis soir, on lisait les classiques de la littérature hébraïque. Des livres du XIXe siècle, des essais… Ça faisait partie d’un rituel d’intégration, du renouveau de la culture hébraïque qui comptait tant pour mes parents. Ils étaient dévoués à la renaissance de la langue, de la culture, de la communauté palestinienne.
L’antisémitisme était dans la rue. J’évitais certaines rues à cause des gamins irlandais. Je passais ailleurs. Je n’ai rien dit à mes parents. Ils n’ont jamais été au courant. Tout a changé avec la guerre… en apparence. Le 7 décembre 1941, ceux qui avaient fêté l’occupation de Paris, je me souviens, se mettaient à porter des casques et incitaient à fermer les volets parce que la Luftwaffe s’apprêtait à nous attaquer.

MICHEL GONDRY
Quand avez-vous entendu parler des camps ?

NOAM CHOMSKY
Les rumeurs circulaient déjà en 1942 et 1943. On en ignorait l’envergure. Cela a été minimisé, remarquablement minimisé. Un des aspects dramatiques… Vous êtes au courant des congrès internationaux organisés pour venir en aide à ceux qui voulaient fuir l’Europe ? Personne n’a voulu se mouiller. Roosevelt lui-même a refusé d’accueillir le St. Louis, un bateau transportant un millier de réfugiés européens. Il a erré dans le secteur et les américains l’ont renvoyé en Europe. La plupart des gens ont fini dans les chambres à gaz.

MICHEL GONDRY
Qu’est-ce qui vous rend heureux ?

NOAM CHOMSKY
Heureux ? Les enfants, petits-enfants… les amis. Je n’y pense pas. Je ne suis pas de nature auto-complaisante, Depuis la mort de Carol, je ne fais rien de distrayant. Plus de cinéma ou de théâtre. Pas de restaurants… Je fais ce que j’ai à faire. Il y a tout de même beaucoup de choses gratifiantes. En travaillant avec des victimes, comme en Turquie. J’y suis allé plusieurs fois. Mes visites sont toujours liées à la répression des Kurdes. Une fois, j’ai participé à un procès. Il s’agissait là d’un congrès sur la répression et la liberté de parole. J’ai rencontré des gens dévoués et courageux, luttant constamment contre la répression. Ça m’inspire.

LA CROYANCE RELIGIEUSE

NOAM CHOMSKY
La croyance religieuse, au sens large, est une culture universelle. On n’a pas encore découvert le groupe qui ne manifeste pas la moindre croyance en quelque chose au-delà de notre existence consciente. Une chose qui régit, depuis les coulisses, qui donne sens à la vie. Il ne s’agit pas forcément d’une divinité. C’est peut-être un esprit intangible, qui donne un sens aux choses, à la vie. A travers l’Histoire et les civilisations qu’on connaît, l’homme ne s’est pas contenté de dire : « poussière, je retournerai poussière…», « Ma vie n’a aucun sens. »

MICHEL GONDRY
Quel est votre avis sur la question ?

NOAM CHOMSKY
On retourne à la poussière et la vie n’a aucun sens. Mais c’est dur. Je comprends aisément pourquoi c’est difficile à accepter.

LA GRAMMAIRE GÉNÉRATIVE

MICHEL GONDRY
Pouvez-vous me parler, en langage simple, de cette première approche de la grammaire générative ?

NOAM CHOMSKY
C’est comme un truisme. Pensons à la définition d’une langue, telle qu’on l’entend, vous et moi. Nous avons dans la tête une procédure qui nous permet de construire une gamme infinie d’expressions structurées, dont chacune est attribuée un son et une interprétation sémantique. C’est un fait. De plus, ces expressions sont dotées d’une « infinité numérique ». Comme des nombres naturels.

NOAM CHOMSKY
Il n’y a rien entre 5 et 6, aucun nombre naturel. C’est pareil dans le langage. Une phrase contient 5 ou 6 mots, mais pas 5 mots et demi. C’est très différent de la communication des abeilles ou d’autres espèces. Dans le monde naturel, l’infinité numérique est rare. A l’époque, à la fin des années 40, on maîtrisait l’aspect mathématique. Les théories de calcul, les fonctions récursives… Ces concepts étaient déjà connus dans le cadre des maths de l’époque. Je les avais étudiés en cours de maths et de logique. Tout semblait coller. Ce système d’infinité numérique… qui génère un nombre infini d’expressions structurées, n’est autre que la grammaire générative. Ça doit être au cœur de la thèse. Mais c’est quoi, au juste ? Là, on se heurte à un problème. Dès l’entrée en matière, on en déduit que la gestion d’une telle quantité de données exige forcément un processus très complexe. Or, c’est impossible, puisque le processus est facilement maîtrisé par des enfants. La complexité semble donc improbable. Ensuite vient le travail de terrain, qui doit démontrer que ce qui paraît riche et complexe est fondamentalement très simple.

NOAM CHOMSKY
Cette mutation est venue spontanément, de nulle part. Une mutation parfaite, comme un flocon de neige. L’apparition était conforme aux lois de la nature. Immuable, comme un flocon de neige. Cette capacité aurait été transmise aux générations futures. Au fil du temps, quelques générations plus tard, cette capacité se serait propagée dans le groupe. A ce moment-là, il y a une raison d’externaliser le phénomène. Réussir à transformer ce qui est dans la tête, en son ou en geste…

MICHEL GONDRY
Cette capacité est-elle avantageuse pour la personne ?

NOAM CHOMSKY
Indéniablement.

NOAM CHOMSKY
Si vous êtes capable de planifier et d’interpréter, vous avez un net avantage. La prolifération d’un trait avantageux n’est pas si commune. Souvent ils disparaissent. Ça s’était peut-être déjà produit plusieurs fois sans succès. Cette fois, ça a pris… sinon, on ne serait pas là. A un moment, ça prend. La capacité se répand. Il y a bientôt externalisation, suivi de communication. Cela signifie que, contrairement à des milliers d’années de spéculation et à ce qui est généralement admis aujourd’hui, la communication ne pouvait être un facteur clé de l’évolution, mais un processus secondaire