Film soutenu

Liverpool

Lisandro Alonso

Distribution : Zootrope Films

Date de sortie : 05/08/2009

Argentine/France - 1h34 - 1.85 - couleur - Dolby SR

Marin depuis vingt ans, Farrel demande au capitaine du cargo sur lequel il travaille l’autorisation de descendre à terre afin de rendre visite à sa mère. Parvenu au hameau enneigé où il a vécu ses premières années, il découvre que sa famille compte une personne de plus.

Quinzaine des Réalisateurs – Festival de Cannes 2008

Réalisation Lisandro ALONSO
Scénario 
Lisandro ALONSO, Salvador ROSELLI
Image Lucio BONELLI
Son Catriel VILDOSOLA
Montage Lisandro ALONSO, Fernando EPSTEIN, Martin MAINOLI, Sergi DIES
Musique FLORMALEVA
Produit par 4L
Coproduite par Fortuna Films (Ilse Hughnan), Slot Machine (Marianne Slot)
Avec la participation du FONDS SUD CINEMA
Ministère de la Culture et de la Communication-CNC,
Ministère des Affaires Etrangères et Européennes (France)

Lisandro Alonso

Né à Buenos Aires en 1975, Lisandro Alonso a suivi les cours de la Universidad del Cine (F.U.C.). En 1995, il coréalise avec Catriel Vildosola son premier court-métrage: Dos en la Vereda. Après avoir été ingénieur du son sur de nombreux courts et longs métrages, puis assistant-réalisateur sur le premier film de Nicolas Sarquis, Sobre la Tierra, Lisandro Alonso realise en 2001 son premier film, La Libertad, sélectionné à Un Certain Regard. En 2003, il fonde la société de production 4L au travers de laquelle il produit désormais toutes ses réalisations dont Los Muertos (2004) et Fantasma(2006), puis Liverpool (2008) présentées à  la Quinzaine des Réalisateurs. 
FILMOGRAPHIE

2014 JAUJA
2012 SIN TITULO – (CARTA PARA SERRA) [cm]
2008 LIVERPOOL
2006 FANTASMA
2004 LOS MUERTOS
2001 LA LIBERTAD
1995 DOS EN LA VEREDA [cm]

Note du réalisateur

Je considère le scénario ou la continuité dialoguée comme une sorte de guide. Un guide qui m’aide à structurer une scène avant de la tourner, ou encore à structurer ce que je découvre dans un décor naturel ou bien ce dont je me souviens au sujet des êtres et de leurs attitudes lors de notre première rencontre. Ce que je parviens à voir chez les autres est toujours plus intéressant, à mes yeux, que ce qui provient de ma tête.

Tout ce que je voulais, c’était tourner au fil des jours, afin d’établir une relation avec les comédiens et l’équipe, et de laisser ainsi le temps aux choses d’apparaître. A la différence de mes films précédents tournés en général en quatre semaines ou un peu moins, nous avons disposé de deux mois, en plein hiver, dans la ville la plus proche du Pôle Sud, en plein froid, en plein dans la neige, la forêt et la mer, en compagnie d’un alcoolique qui revient chez lui vingt ans après afin de savoir si sa mère est encore en vie. Un homme qui travaille sur un cargo, voyageant sans cesse d’un endroit à l’autre, du Nord au Sud, de l’Est vers l’Ouest, dont toutes les pensées tournent autour d’un bateau, de ses occupants et de l’Océan qui les entoure.

Je voulais marcher sur les traces d’un homme qui respire avec peine et qui ne peut plus avoir, dorénavant, de contacts avec les autres. Je voulais tenter de savoir et de montrer ce qui se passait dans sa tête pleine de ténèbres, de souvenirs flous et de gueules de bois.

Je voulais filmer son visage lorsqu’il apprend qu’il a un nouveau, très proche, parent, plus jeune que lui, qui vit dans la même ville et qui dort avec n’importe qui afin de supporter financièrement sa mère. Et enfin je voulais savoir si cette rencontre pouvait modifier la manière dont il vit, si ces deux personnes allaient ressentir l’une pour l’autre ce qu’elles n’avaient auparavant jamais pu ressentir avec les autres, si découvrir l’existence d’un parent ignoré pouvait changer leur point de vue sur le monde. Je voulais savoir si Farrel pouvait la regarder dans les yeux et je voulais savoir ce que Farrel avait fait à sa mère.


So long, Farrell 

Liverpool, le nouveau film de Lisandro Alonso, semble commencer où terminait son avant-dernier, Los Muertos (2004) : en son générique de fin (ici placé au début), composé des mêmes caractères rouges sur fond noir et de la même musique signée Flormaleva. L’impression produite est que le générique de Los Muertos défile à l’envers (viennent en premier les remerciements, puis les techniciens, les producteurs, les acteurs et finalement le titre) et que Liverpool, en contant le retour du marin Farrell, après vingt ans d’absence, dans sa Terre de Feu natale pour voir si sa « mère est toujours vivante », sera l’histoire, littéralement projetée à l’envers, de Vargas sortant de prison pour retrouver sa fille dans son village forestier de Corrientes.
Sauf que chez Alonso, il n’y a ni endroit ni envers, seulement une surface plane, un écran de cinéma dont toute troisième dimension est radicalement exclue et où le corps et l’âme suffisent pleinement. Y déambulent par le monde des personnages oubliés par tous et par tout, hantés par une soif d’identité et qui tentent de survivre à la Chute – le péché est toujours originel et le cinéma d’Alonso profondément théologique.
Dans Fantasma (2006) déambulaient dans le théâtre San Martin de Buenos Aires, comme perdus dans un labyrinthe sans entrée ni sortie, Misael Saavedra, l’acteur de La Libertad(2001), et Argentino Vargas, l’acteur de Los Muertos, venus assister àla projection de ce dernier film, la fauteincombant au cinéma et aux films précédentsd’Alonso eux-mêmes.
L’ordre inversé du générique de Liverpool indique aussi une volonté d’inverser le temps, de le remonter – comme les saumons remontent à contre-courantd’une rivière – pour revenir à la source, à son port d’attache, et pouvoir repartir de zéro, depuis la terre ferme, depuis la Terre-Mère. Après avoir largué les amarres il y a plus de vingt ans et hanté les océans tel le Hollandais volant, le mystérieux Farrell (dont le prénom, qui ne sonne guère argentin, se rapproche phonétiquement de l’anglais farewell : adieu) se propose donc, comme à son corps défendant et le temps seulement d’une escale, la tâche imposible de s’adonner aux retrouvailles, d’accepter l’épreuve du feu sur cette terre enneigée et glacée par les vents. Le périple entrepris s’apparentera à une longue plongéeau coeur des ténèbres où la rencontre fils-mère, comme chez Conrad celle de Marlow-Kurtz, ne cessera d’être différée pour laisser tout le temps nécessaire au personnage principal de se perdre quandcelui-ci pensait se trouver ou se retrouver. Là où il était question, chez Conrad, de processus d’initiation et de connaissance, il est question, dans Liverpool, d’un processus de dissolution et de reconnaissance. Farrell doit en effet reconnaître, vingt ans après, les lieux de son enfance pour rencontrer sa mère et qu’elle le reconnaisse à son tour.
Que ce soit dans les bois de la Pampa (La Libertad), dans les forêts de Corrientes
(Los Muertos), dans le théâtre San Martin (Fantasma) ou, ici, dans les vallées enneigées de la Terre de Feu, les lieuxsont toujours premiers dans le cinéma d’Alonso. Il faut parvenir à dominer leur climat, s’orienter dans leur géographie, établir leur cartographie pour pouvoir s’y repérer, se repérer et se faire repérer. Farrell est un marin qui doit réapprendre à être un chasseur et reconnaître les signes, les traces et empreintes de son passé. Le paysage devient une introspection qu’il faut savoir déchiffrer pour se reconnaître. Ôter la neige d’un tronc d’arbre pour vérifier si celui-ci porte une inscriptionlaissée au couteau vingt ans auparavant, contempler le paysage depuis le seuil d’une habitation pour vérifier si celleci à bien été sa propre demeure ; autant d’opérations qui consistent à effacer le temps (ou plutôt l’absence) et retrouver ce qui perdure sous les contingences d’unprésent inconnu.
Mais se tenir à la lisière du dedans et du dehors, du passé et du présent pour tenter de rencontrer ce qui unit les deux,ce qui appartient aux deux, c’est évidemmentse maintenir en un équilibre instable. Farrell ingurgite de la vodka à tout moment pour se préserver du froid, il finira, une nuit, par tomber dans un comaéthylique et sera sur le point de mourir frigorifié. Difficile, voire imposible, de concilier le feu intérieur de la mémoire et la froide indifférence de l’oubli. Tout l’enjeu, la force physique comme théorique de Liverpool réside dans le fait demontrer cette impossibilité, de transformer ce fantasme en fiction et de proposer, par le montage, de faire voir ce point aveugle qu’on appelle en cinéma une collure et en théologie l’Invisible. Farrell, en l’occurrence, n’est qu’un fantôme (en espagnol, fantôme et fantasme ne sont qu’un seul et même mot : fantasma) qui vient hanter, sans succès, sa région natale et que personne ne reconnaît (à une exception près). Son incarnation à l’écran par l’intermédiaire du corps de Juan Fernández ne fait que figurer sa propre absence. Le seul champ-contrechampdu film, le seul raccord dans l’axe, s’opère sur lui, à sa sortie du cargo qui l’a mené à Ushuaia, lorsqu’il marche sur les docks sous la neige. Filmé de face, il ne vient de nulle part. Filmé de dos, il ne va nulle part. Son corps comme simple transparence qui laisserait voir, derrière et devant lui, la profondeur de la nuit. Si on enlevait la présence de Farrell, Liverpool deviendrait un documentaire composé essentielllement de plans vides de toute présence humaine, à l’exception de quelques habitants qui vaquent, resignées, à leurs occcupations. Il est loisible de penser que pour cela, quand Farrell quitte un plan, le plan se prolonge. Parce qu’en fin de compte, Farell n’est jamais apparu dans tel lieu et que le plan continue parce que la véritable action –deux hommesen train de jouer aux cartes, par exemple – n’était pas achevée à ce moment-là. Farrell, en tant que personnage de fiction (dans un monde documentaire) n’existe pas. Et personne ne le voit. En cela, Alonso est l’un des rares jeunes cinéastes d’aujourd’hui à croire en le cinéma.
Et comme tout grand cinéaste religieux, son obsession consiste à filmer l’absence de la présence (les trois quarts du film quand Farrell apparaît à l’image) et la présence de l’absence (le dernier quart du film après que Farrell ait quitté, littéralement, le champ). La présence de Farrell, tout au long du film, n’aura servi qu’à préparer le moment où celui-ci disparaît afin qu’on puisse remarquer son absence. Et peut-être pour filmer ce plan où, dans une chambre exiguë, sur deux lits juxtaposés, dorment une grand-mère et une petite-fille. Pour filmer l’espace vide qu’il y a entre ces deux lits, entre ces deux générations. Pour faire voir qu’un espace n’est pas vide mais que quelqu’un, par son absence même, l’occupe.

Nicolas Azalbert, Cahiers du cinéma, juillet/août 2009