Nuria, 12 ans, Fabio, 9 ans, et leur mère arrivent dans une petite île au milieu de l’Amazonie, aux frontières du Brésil, de la Colombie et du Pérou. Ils ont fui le conflit armé colombien, dans lequel leur père a disparu. Un jour, celui-ci réapparait mystérieusement dans leur nouvelle maison.
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Avec : Amparo Marleyda Soto • Adam Enrique Diaz • Nuria Maria Paula Tabares Peña • Fabio Adolfo Savilvino
Réalisation Beatriz Seigner • Scénario Beatriz Seigner • Production Beatriz Seigner (Miriade Filmes, Brésil) – Leonardo Mecchi (Enquadramento Produçoes, Brésil) – Thierry Lenouvel (Ciné-Sud Promotion, France) – Daniel Garcia (Diafragma, Colombie • Image Sofia Oggioni • Montage Renata Maria, Jacques Comets • Musique Nascuy Linares • Son Gustavo Nascimento, Fernando Henna, Daniel Turini, Jean-Guy Véran • Décors Marcela Gomez
Beatriz Seigner
Beatriz Seigner est une scénariste et réalisatrice brésilienne.
En 2009, elle réalise Bollywood Dream,
première coproduction entre le Brésil et l’Inde, sélectionnée dans plus
de 20 festivals internationaux (Busan, Tokyo, Paris, Los Angeles, São
Paulo, etc).
Los Silencios est son 2ème long métrage.
Elle a également réalisé un documentaire, actuellement en post-production, Between Us, A Secret, sur les griots d’Afrique, et co-écrit le scénario du film de Walter Salles, La contadora de películas.
ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE
Vous vivez au Brésil. Comment est née cette histoire de famille et de fantômes liée à la Colombie ?
Un jour, une amie colombienne m’a raconté une histoire folle à propos
de son enfance. Elle a quitté la Colombie après avoir appris la mort de
son père, elle s’est installée au Brésil… et elle y a retrouvé son père.
J’étais tellement connectée à son récit que j’avais des images dans la
tête, c’était mouvant, vivant, j’en rêvais même la nuit ! Donc j’ai
commencé à écrire par bribes et flashs quelques scènes. Je me suis mise
ensuite à enquêter et j’ai découvert que l’immigration colombienne était
l’une des plus importantes au Brésil, surtout depuis 2006. En effet,
quand Lula était Président, les lois concernant les réfugiés ont changé.
Il les a assouplies afin que ces populations puissent avoir du travail,
un logement, un salaire minimum. En bateau, on peut aller du Brésil à
la Colombie en trois jours, le facteur géographique compte, les
frontières sont étanches. J’ai rencontré plus de 80 familles
colombiennes immigrées et je me suis aperçue que l’histoire de mon amie
n’était pas un cas particulier, que d’autres familles colombiennes la
partageaient. Ça a été un choc.
Où avez-vous tourné ?
Nous avons tourné à la frontière entre le Brésil, le Pérou et la
Colombie, plus précisément sur une petite île baptisée « la isla de la
fantasia ». Cette île est envahie par les eaux quatre mois par an et
refait surface comme par magie le reste du temps.
Vous vous êtes nourrie de l’histoire des autres pour écrire ce film, pourtant il semble y avoir une résonance intime…
J’ai en effet repensé à ma propre enfance. Mon père a dû vivre caché
une partie de sa vie et je ne savais pas où… Parfois, il venait me
chercher à la sortie de l’école. J’essayais de ne jamais imaginer
l’endroit où il vivait reclus. J’avais du mal à en parler aux autres,
c’était très effrayant pour moi. Quand j’ai écrit le scénario, ces
souvenirs sont réapparus, et j’ai compris pourquoi une part de moi était
si profondément touchée par ces récits que j’avais entendus.
Le processus d’écriture a-t-il été long ?
J’ai commencé à écrire en 2009. A cette époque, le scénario était très
différent, j’envisageais de jouer notamment davantage avec la frontière
réalité/fiction. Puis des amis m’ont parlé de cette île amazonienne. Je
m’y suis rendue et j’ai commencé à interroger les habitants de l’île.
J’ai demandé aux enfants ce qu’ils faisaient après l’école, comment
était leur vie… Des questions banales. Mais j’en ajoutais toujours une
dernière : « de quoi avez-vous peur ? ». Et là, tout le monde m’a parlé
des fantômes de l’île, qu’ils évoluaient parmi les vivants et que
parfois ils entraient dans leur corps pour les amener à faire de
mauvaises choses. Ces fantômes semblaient les effrayer mais ils les
avaient acceptés, ils vivaient avec eux. Les habitants de l’île viennent
de diverses tribus mais ils partagent une sensibilité particulière avec
les cultures indigènes. La présence des fantômes est bien réelle pour
eux. Ils s’entretiennent avec eux, leur posent des questions, leur
demandent conseil, leur offrent des cadeaux. A ce moment-là, j’ai décidé
de reprendre le scénario, j’ai écrit une nouvelle version, très
différente des premières ébauches, inspirée par ces histoires de
croyances. Le processus d’écriture en définitive aura été très long
parce que mes sources d’inspiration ont été nombreuses. Elles viennent
tant des histoires personnelles et collectives que de cette île
elle-même, si singulière, et des sensations qu’elle m’a communiquées.
C’est un film sensible et sensoriel où des éléments surnaturels infusent dans la réalité et la nature…
Nous avons tout de suite eu une idée : suivre les mouvements de
l’Amazone, la crue et décrue. Et nous l’avons appliquée au film
lui-même, c’est-à- dire que nous voulions qu’il y ait une interaction
entre la réalité et le fantastique, que la réalité soit parfois immergée
et que sa perception puisse être transcendée. Ce film, je l’ai toujours
vu comme un film où le sensoriel avait une place concrète, tout comme
les fantômes ont une place concrète dans cette région insulaire.
Il y a aussi une dimension politique évidente.
Pendant l’écriture du scénario, je suivais de très près les accords de
paix en Colombie. Lorsqu’ils ont été signés, le soulagement était
immense. Ils marquent un tournant historique. Mais ils ont aussi, pour
ma part, mis sur table la question qu’on se pose tous : peut-on
pardonner au meurtrier de son père, de son fils, de son frère ? Quand je
vois la capacité d’absolution de ces familles colombiennes, je suis
très émue. Et si pardonner est très dur, c’est vivre ensemble qui
importe pour avancer. C’est bouleversant et courageux. Que personne ne
soit au courant de ces histoires au Brésil me consterne. Le Brésil est
un pays exclusivement tourné vers les Etats-Unis et l’Europe, il
déconsidère ses voisins. Nous avons pourtant de nombreux points communs
avec les autres cultures latino- américaines. Il s’agit seulement
d’ouvrir les yeux, d’oser se regarder et se tendre la main. J’avais
envie de rendre accessibles aux Brésiliens des récits qu’ils ignorent.
Los Silencios est un drame mais toute forme de misérabilisme est bannie.
Ces femmes, ces hommes et ces enfants sont dignes, et ce n’est pas
parce que leurs conditions de vie sont difficiles qu’ils doivent avoir
honte. Ils se battent pour l’éducation de leurs enfants, pour les
nourrir et les vêtir… Le seul regard qu’on peut poser sur eux, c’est un
regard empreint d’amour et de sincérité. Le film fait écho à deux
questions fondamentales pour moi : comment survit-on après avoir perdu
un être cher et peut-on pardonner à ceux qui nous l’ont pris ? En termes
de mise en scène, ces questions impliquaient de ne pas être dans
l’emphase, de ne faire aucun travelling, d’utiliser la musique a minima –
qu’on entend juste au début et à la fin du film. Tout le reste repose
sur des sons organiques et naturels : l’eau, le vent, le coassement des
grenouilles, le bruissement des feuilles, du bois …
A l’image, des couleurs fluorescentes s’invitent et tranchent
avec le reste du paysage. Quels sont les symboles derrière leur usage ?
En Amazonie, on porte souvent des couleurs fluo sur soi. J’ai aussi
entendu dire que dans plusieurs cultures indigènes on prête à un certain
breuvage des vertus hallucinogènes : ceux qui le boivent voient des
couleurs fluorescentes envahir le monde qui les entoure. Ils voient ce
qui n’est pas accessible au monde du visible. Nous avons pensé que ça
pouvait être un élément intéressant à intégrer, visuellement et
narrativement. Avec Marcela Gomez, la directrice artistique du film,
nous avons choisi de rendre les fantômes qui habitent l’île de plus en
plus luisants et colorés à mesure que le film avance, et leurs
manifestations visuelles sensibles et étranges mais pas effrayantes. La
mort n’est pas synonyme de couleur noire dans toutes les cultures.
La vie et la mort sont au centre de deux séquences de prise de parole en groupe, deux séquences d’assemblées villageoises …
La première assemblée, c’est l’assemblée des vivants où sont discutés
les enjeux sociaux, la seconde, c’est l’assemblée des morts. La première
est un lieu de prise de parole, la seconde est un lieu d’écoute. Ces
séquences, je ne les ai pas inventées, ce sont les habitants de l’île
qui m’ont parlé de leurs réunions et je suis donc venue avec ma caméra.
Les villageois parlent avec leurs mots. Je ne voulais pas travestir la
situation, mais en être le témoin silencieux. Cette île a un
fonctionnement social précis et élaboré. On ne prend pas les décisions
seul mais en collectivité. Les habitants se réunissent au minimum une
fois par semaine pour débattre et voter. Partout où vous allez en
Colombie, vous trouvez ce genre d’organisation sociale participative.
Pour la séquence de l’assemblée des morts, là encore, nous ne voulions
rien écrire mais laisser libres les mots de ceux qui avaient souffert de
la guerre. Aucun acteur ne peut atteindre ce degré de vérité. Il y
avait dans la pièce un ancien colonel des Farc qui avait fait de la
prison, des victimes de la guérilla, des pères, des mères, des frères et
des sœurs endeuillés, un ancien paramilitaire. Personne ne connaissait
le passé des uns et des autres et pour la première fois, chacun
s’écoutait. C’était si fort que j’ai laissé tourner et tourner encore la
caméra. L’expérience de l’écoute était intense.
Comment avez-vous composé le casting du film ?
J’ai travaillé sur le casting avec Catalina Rodriguez et Carlos Medina,
ils m’ont aidée à trouver les acteurs et à faire les répétitions avec
eux. Enrique Diaz, qui joue le père, est un comédien de théâtre
incroyable. Je voulais travailler avec lui. Je n’imaginais personne
d’autre dans le rôle de ce père fantomatique. Marleyda Soto, qui joue la
mère, est aussi une grande actrice. Elle défie tous les stéréotypes.
Son interprétation est magistrale. Dès la première prise, elle a été
parfaite. Pour les enfants, nous avons cherché dans les environs du lieu
de tournage. Maria Paula Tabares Peña, qui joue Nuria, habite l’île.
Dès que je l’ai vue, j’ai fondu, j’étais fascinée par ses grands yeux
noirs, son air suspicieux. Adolfo Savilvino, qui joue Fabio, a été un
peu plus compliqué à trouver. Nous cherchions un enfant à la fois naïf
et frondeur. Nous sommes allés visiter une école publique et avons
demandé à rencontrer les enfants les plus turbulents. C’est là que Fabio
est arrivé. Le courant est tout de suite passé. La manière dont Fabio
s’est pris au jeu était intense. Il était très vif, très éveillé. Il
était en immersion dans le film, immédiatement.
Y a-t-il des films qui vous ont inspirée ?
Je suis particulièrement sensible au cinéma asiatique. Je crois qu’il y
a des ponts importants entre l’Asie et l’Amérique Latine. J’aime le
cinéma de Jia Zhangke par exemple, et ce film merveilleux de Zhang
Hanyi, produit par Jia Zhangke me semble-t-il, qui s’appelle Life After Life. Los Silencios
y fait référence de manière presque inconsciente. J’ai aussi été
inspirée par les films de Tsai Ming-liang et Apichatpong Weerasethakul,
pour leur atmosphère et leur représentation de la nature. Mais aussi,
hors d’Asie, par Lucrecia Martel pour le travail sur le son, par John
Cassavetes pour les improvisations avec les acteurs, et par Paris-Texas
de Wim Wenders pour la scène de la mère et du fils.