Reprise de Hervé Le Roux
Film soutenu

Reprise

Hervé Le Roux

Distribution : JHR Films (re-sortie) et Pierre Grise Distribution (1996)

Date de sortie : 30/05/2018

France / 1996 / 3h12 / DCP / Couleur

CE FILM A ÉTÉ SOUTENU PAR LE GNCR EN 1996 (SORTIE INTIALE LE 26 MARS 1996 DISTRIBUÉ PAR PIERRE GRISE DISTRIBUTION)

Le 10 juin 1968, des étudiants en cinéma filment la reprise du travail aux usines Wonder de Saint-Ouen. Une jeune ouvrière en larmes crie, dit qu’elle ne rentrera pas.
1997 : le réalisateur Hervé Le Roux part à la recherche de cette femme en rencontrant d’anciens ouvriers, militants et syndicalistes, en leur donnant la parole. Cette enquête amoureuse et cinématographique, quasi obsessionnelle, va dérouler un pan d’histoire enfoui.

Mise en scène Hervé le Roux • Image Dominique Perrier • Son Frédéric Ullmann • Montage Nadine Tarbouriech, Anne Seguin • Mixage Gérard Rousseau • Assistant caméra Lionel Julien • Direction de Production Françoise Buraux, Catherine Roux • Un film produit par Richard Copans & Serge Lalou • Une production Les Films d’Ici  avec le concours du Centre National de la Cinématographie et du Ministère du Travail et des Affaires Sociales

Hervé Le Roux

Journaliste et critique, notamment aux Cahiers du Cinéma, il participe, en compagnie de Philippe Arnaud et de Dominique Païni à la programmation cinéma du Festival d’Automne à Paris (1984/87) : rétrospectives intégrales Bresson, Eustache, Becker. Il est assistant-réalisateur sur Incognito d’Alain Bergala et sur les courts-métrages L’Ourse Bleue (Marc Chevrie) et Tu m’as dit (Renée Falson) (1988/90).  Puis il écrit et met en scène Grand Bonheur, film choral sur une bande d’étudiants fauchés déambulant dans Paris et montant une revue, présenté à Cannes, en ouverture de la section Cinémas en France en 1993. Il change radicalement de registre avec son deuxième film : Reprise (1996), documentaire sur la mémoire du monde ouvrier. Puis il revient à la fiction avec On appelle ça…  Le printemps (2001), comédie de mœurs sur 3 femmes en rupture de conjugalité qui rappelle Grand Bonheur, mais en plus loufoque.
A partir de 2002, il collabore, en tant que conseiller à la mise en scène, à l’association EMERGENCE, animée par Elisabeth Depardieu,  tout en intervenant  à la FEMIS et à ARCHIDOC. En juillet 2017, Hervé Le Roux est retrouvé mort à son domicile à Poitiers. Il était en post-production de son dernier long-métrage : A quoi pense Madame Manet (sur son canapé bleu) ? qui a été finalisé de manière posthume par Les Films d’Ici.

Filmographie

Grand Bonheur (1993) long-métrage
Festival de Cannes 1993
Ouverture de « Cinémas en France »

Reprise (1996) long-métrage
Prix Georges et Ruta Sadoul, 1996
Grand Prix du Jury au Festival de Belfort, 1996
Festival de Berlin – Forum, 1997

Sorti d’Usine (1998) court-métrage
Festival Vus sur les Docs Marseille, 1999

On appelle ça… Le Printemps (2001) long-métrage
Festival de Rotterdam – Compétition, 2001

A quoi pense Madame Manet (sur son canapé bleu) ? (2017)

BIBLIOGRAPHIE
Cinégénie de la bicyclette (avec Gilles Cornec et Patrick Leboutte), 1995
Reprise (récit), 1998.
On appelle ça… le Printemps (scénario), 2001.
Edition (avec Marie Delporte) de Le blanc des origines, écrits de cinéma, d’Alain Philippon, 2002.

WONDERLAND

PETITE HISTOIRE DE L’USINE WONDER

Un slogan qui « ne s’use que si l’on s’en sert », une usine au cœur des Puces… C’étaient les Piles Wonder. Saga.

Une femme nommée Courtecuisse
C’est en été 1916, qu’Estelle Courtecuisse crée, à Paris, dans le dix-huitième, une petite entreprise de piles et d’accumulateurs électriques. L’anglophilie ambiante, la volonté de saluer l’effort de guerre des alliés britanniques, et l’espoir – d’ailleurs vite concrétisé – de compter l’armée anglaise parmi ses clients vaut à l’entreprise sa raison sociale de « Wonder  ». Dès la fin de la guerre, Wonder s’installe à Saint-Ouen. L’entreprise va alors connaître un essor ininterrompu sous la direction de Monsieur Victor Courtecuisse, qui restera à la tête de l’entreprise jusqu’ en …1970.

Les vingt glorieuses
Les années 50 et 60 seront pour Wonder les vingt glorieuses : boum de la demande intérieure, lié à l’apparition et au développement des transistors, essor des marchés africains, et aussi, comme à l’origine, importantes commandes militaires, liées aux guerres d’Indochine et d’Algérie. L’entreprise est aussi associée à la mise au point de la force de frappe, pour laquelle elle fournit des piles spéciales.

Pour faire face à cette expansion, de nouvelles unités sont créées à Vernon, Louviers, Lisieux, Pontchâteau…
En 1966, Wonder détient plus de 37% du marché des piles, loin devant deux autres sociétés françaises, Leclanché et Mazda. Le marché français est très protégé par ses structures mêmes de commercialisation : les piles sont placées auprès des détaillants par des représentants, pouvoir entrer sur le marché suppose l’investissement d’une importante force de vente (Wonder a plus de 200 représentants sur toute la France).

La révolution alcaline
La situation  se dégrade à la fin des années 60. Les commandes militaires  diminuent,  le développement des grandes surfaces rend l’implantation  des marques étrangères plus facile. Au début des années 70, l’apparition des piles alcalines permet l’arrivée en force de l’américain Duracell et des constructeurs japonais. Les entreprises françaises et européennes sont peu préparées à cette révolution technique. Pour Wonder, elle se produit au plus mauvais moment, alors que l’entreprise s’est lancée dans une coûteuse et peu rentable opération de joint-ventures en Afrique (on produit des piles Wonder à l’emblème de la tête de lion jusqu’à Bobo Dioulasso). La pile « qui ne s’use que si l’on s’en sert » commence de plus à traîner une image de marque vieillie, et les divisions au sein de la famille Courtecuisse, qui possède toujours la majorité du capital de l’entreprise, empêchent tout choix stratégique.

La « Blitzkrieg  » de Tapie
En 1984, la famille est décidée à vendre. Bernard Tapie finit par prendre le contrôle de Wonder, après une rude empoignade avec la Banque Worms. L’accent est mis sur la productivité, selon les chiffres de Bernard Tapie, Duracell produit 500.000 piles/salarié/an, Wonder 120.000. De nombreux sites sont fermés en province : Pontchâteau, Lisieux, plusieurs unités à Louviers. En quelques mois, 600 salariés sont licenciés, l’action Wonder augmente de 560%. Bernard Tapie s’associe alors à Francis Bouygues pour racheter SAFT-Mazda, détenu par la CGE. Il affirme son intention de faire du nouveau groupe le leader européen sur le marché des piles. La « restructuration  » continue, avec la vente par appartements de l’entreprise, les activités « piles militaires  », puis « piles spéciales » sont ainsi cédées à Leclanché, Wonder ne gardant que les produits de grande consommation.

« Nanard » contre le petit lapin
Début 86, une grande campagne de publicité conçue par Jacques Séguéla vise à dynamiser l’image de marque de Wonder autour du slogan « Je marche  à la Wonder ». Pièce maîtresse de la campagne, un clip publicitaire joué par Bernard Tapie lui- même où l’on voit le chef d’entreprise mener une vie trépidante, entouré d’une nuée de collaborateurs ébahis par son énergie, jusqu’à  ce qu’ils  découvrent  les fameuses piles électriques  fichées dans le dos de leur patron. Cette parodie « gore » du petit lapin de Duracell se termine curieusement par une « panne », Bernard Tapie s’écroulant de tout son long non sans un clin d’œil en direction de la caméra une fois les piles vidées.

La chute de la maison Wonder
Fin 86, le site historique de Saint-Ouen est fermé.
En 88, le groupe Bernard Tapie revend SAFT Mazda-Wonder à l’américain  Ralston, qui cherche à implanter  en France sa marque Energizer.
Fin 94, la dernière usine Wonder encore en activité est fermée à Louviers.
Le groupe Ralston conserve une usine en France, l’ancienne  unité SAFT de Caudebecles-Elbeuf, où sont encore produites résiduellement  des piles Wonder, surtout destinées à l’Afrique noire et aux DOM-TOM, où la notoriété de la marque demeure très élevée.
Quant à l’ancienne usine de Saint-Ouen, après un long conflit juridique – Ralston pensait en avoir acquis la propriété – Bernard Tapie l’a cédée à l’un de ses amis antiquaires, Monsieur Steinitz, à qui elle sert aujourd’hui de dépôt.


AU DEBUT, C’EST UNE PHOTO, DANS UNE REVUE DE CINEMA. UN PHOTOGRAMME.

L’IMAGE D’UNE FEMME QUI CRIE.

Et puis un titre, « La reprise  du travail  aux usines Wonder ». Cette femme, reprise du travail, comme on dit « repris de justice », et ces usines nommées Wonder … Wonder, Wonderland, Alice à l’Usine, l’Usine en Pays des Merveilles. Le film a été tourné par des étudiants  de l’IDHEC le 10 juin 1968, à Saint-Ouen. On y voit des ouvrières qui reprennent le travail après trois semaines de grève. Et cette femme. Qui reste là. Et qui crie. Elle dit qu’elle rentrera pas, qu’elle y foutra plus les pieds dans cette tôle… Les années ont passé. L’usine est fermée. Mais j’arrive pas à oublier le visage, la voix de cette femme. J’ai décidé de la retrouver. Parce qu’elle n’a eu droit qu’à une prise. Et que je lui en dois une deuxième.

Hervé Le Roux


Point de départ
C’est réellement un photogramme vu dans une revue de cinéma. Et puis un jour, j’ai vu le film de 68, qui ne m’a plus quitté. Je tournais autour, j’ai même pensé un moment l’intégrer à une fiction. Et puis finalement, je me suis dit que plutôt que de « tourner autour », mieux valait y aller « droit », que ce qui m’obsédait dans le film, c’était cette jeune ouvrière révoltée, et donc qu’il fallait que je la retrouve , que le seul film que je pouvais faire, c’ était ça…
J’en ai parlé à Dominique Païni qui m’a fait rencontrer Richard Copans. Il était clair entre nous que l’enquête et le film ne faisaient qu’ un , mais il fallait quand même vérifier, avant de lancer la lourde machine qu’est un film, qu’il existait bien des débuts de piste… J’ ai donc fait une petite recherche qui avait déjà un côté «film policier»: au fur et à mesure que j’ avançais dans l’enquête, je me rendais compte que mon «commanditaire», Richard, qui était étudiant à l’ IDHEC en 68 et l’un des animateurs de la grève, en savait beaucoup plus long que moi… C’était début 92, le scénario de Grand bonheur a eu l’avance sur recettes, et je suis parti vers d’ autres aventures…
Deux ans après, on s’est rappelé. C’était comme si on s’était quitté la veille, on avait toujours autant envie l’un que l’autre de faire le film,  et on a pu tourner  assez vite grâce à une petite  avance du CNC et à une aide du Ministère  du Travail.

Redonner la parole
L’envie, c ‘ était vraiment de redonner la parole. Se dire que nous, spectateurs, on peut voir et revoir ce film de 68, vingt- sept ans après, j’allais dire avec vingt-sept ans d’«intelligence» en plus ne  serait-ce que  l’«intelligence» de l’Histoire qui s’est écoulée depuis – et qu’il  serait juste que celles et ceux qu’une  équipe de l’IDHEC a fixés, un peu par hasard , et pour l’éternité, dans dix minutes fortes, dramatiques de leur vie , aient eux aussi le droit de revenir sur ces images, d’ exercer une sorte de droit de suite…

Et puis redonner le temps de la parole.
La déjà vieille prophétie selon laquelle tout le monde passe ou passera à la télévision un jour s’est déjà réalisée. On vous arrête dans la rue pour un micro-trottoir  : « Vous êtes pour ou contre l’Europe  ? ». Il faut répondre  « Pour » ou « Contre » … Si vous dites, « ça dépend » ou « c’est plus compliqué  », c’est pas la peine, ça sera pas monté, on doit faire passer vingt personnes en deux minutes, alors vous comprenez, les finesses… Là, au contraire, jouer le temps. Par exemple que dit Pierre Guyot, l’homme à la cravate du film de 68 ? « Je suis communiste » / « Il faut savoir arrêter une grève » / « Persiste et signe ». Ne garder que ça ne serait pas manipulatoire,  c’est ce qu’il pense. Mais qu’on lui laisse raconter son histoire l’environnement familial, la guerre d’Algérie et on ne le voit plus de la même manière, on s’éloigne de ce qui relèverait en fiction du typage…

Le Tournage
Le tournage s’est étalé sur trois mois, de mai à août 95, d’une manière discontinue, et parallèlement à l’enquête…  C’est-à- dire qu’un jour on réalisait une interview je passais la journée au téléphone à essayer d’exploiter les nouvelles pistes qu’avait pu nous indiquer la personne rencontrée, et décrocher un nouveau rendez-vous pour le lendemain ou le surlendemain…
La règle du jeu, c’était d’essayer de ne pas rencontrer les personnes avant le tournage, de ne les voir qu’avec une caméra, pour pouvoir garder un maximum  de « fraîcheur  », de spontanéité… Je les appelais, je leur racontais ma petite histoire, que je faisais un film sur Wonder, que j’avais une cassette vidéo à leur montrer, on prenait rendez-vous, on débarquait chez eux, on installait la caméra, on leur montrait la cassette, et on « discutait » …
L’équipe était réduite au minimum  : au son, Frédéric Ullmann et à l’image, Dominique Perrier. On avait déjà travaillé ensemble (Frédéric avait fait le son de Grand Bonheur, Dominique, elle, en était l’assistante réalisation). Il fallait travailler très vite pour ne pas donner l’impression à nos hôtes d’être envahis par une équipe de cinéma. A peine la caisse caméra sortie de la voiture, alors qu’on ne connaissait le plus souvent ni le lieu ni les gens, il fallait trouver un coin de décor, un minimum de scénographie ne serait-ce que ma présence ou non dans le champ des axes, des cadres, et une sorte de pré-découpage qu’on ajustait rapidement entre les prises. C’était vraiment un travail d’équipe, non seulement il fallait pouvoir se comprendre et se réajuster les uns par rapport aux autres d’un geste ou d’un regard, mais en même temps ne jamais relâcher l’écoute. Et sans cette complicité et plus encore la qualité d’attention de Dominique et de Frédéric, le film n’aurait pas été possible. D’ailleurs, il y a des moments dans le film où les personnes interviewées ne s’adressent pas à moi mais à eux on le voit dans leurs directions de regard et ce sont des moments que j’aime bien, ce sont autant de contrechamps de notre travail à trois.

Les interviews
L’on pourra me reprocher de ne pas interviewer  en « journaliste », de rarement contredire, de ne pas exercer de droit de suite. Je le revendique : je n’interroge pas des criminels de guerre bosno-serbes. J’en serais bien incapable d’ailleurs. Quand je mets en scène une fiction, j’ai besoin d’aimer chaque personnage. Dans un documentaire où les personnages sont aussi des personnes, c’est pire. Il faut vraiment que chacun ait sa chance, et donc que chacun puisse dire ses raisons. Ce qui n’empêche  pas après le spectateur  ou la spectatrice,  en fonction de sa « sensibilité  » comme on dit, d’avoir ses « préférés ». Et puis je n’écris pas une thèse sur Wonder. Ce qui m’intéresse, c’est moins de savoir la date exacte à laquelle les femmes à la chaîne ont eu droit aux douches, que de constater que dans le souvenir des contremaîtres, c’était bien avant 68, alors que Marie-Thérèse affirme que c’est en 70. La confrontation ne servirait à rien, chacun maintiendrait ses dires, le montage du film se contente de privilégier la version la plus vraisemblable – ici, celle de Marie-Thérèse qui, elle, travaillait dans les ateliers de femmes, et qui, de plus, n’étant entrée qu’en septembre 68, a peut être des repères chronologiques plus précis que les contremaîtres qui y sont restés quarante ans…

A l’image
Je suis parfois à l’image dans le film. Au départ, c’était comme une sorte d’exigence morale : je ne pouvais pas à la fois demander à des gens d’accepter de parler devant une caméra, de s’exposer, et moi, rester planqué au chaud, off, derrière. Et puis c’est vite apparu comme une nécessité dramaturgique. Disons qu’il y a dans ce film un type un peu frappadingue qui vient déranger  les gens chez eux avec une TV portable, un magnétoscope et une cassette vidéo et qui n’a qu’une idée fixe : retrouver une femme qui a été filmée le 10 juin 68 aux portes de l’Usine Wonder, et ce « personnage »-là, il fallait bien que je l’incarne, que je lui donne un corps et une voix.

Le film de 68
Les fragments du film de 68 interviennent, soit en contrechamp des visionnages, soit pour illustrer, à vitesse normale ou au ralenti, les propos des interviewés. Par exemple quand Willemont dit apparaître bord cadre dans le film, ou quand Joubert, le délégué  CFDT, parle  de la présence  massive  de la maîtrise  au moment  de la reprise,  on le voit.
D’autres images reviennent d’une manière quasi-obsessionnelle, presque comme des gimmicks – l’ouvrière qui dit qu’elle en a « jusque là », le chef du personnel qui appelle le personnel à rentrer comme on sifflerait la fin d’une récréation, les ouvrières qui rentrent par la petite porte de l’usine, la tête un peu basse.
Et puis il y a enfin des passages que l’on revoit différemment quand ils sont cités une deuxième fois : on ne voit pas de la même manière Pierre Guyot, «l’homme à la cravate», avant et après qu’il ait raconté son parcours personnel. D’une manière générale, plus on avance, plus on en sait long sur les protagonistes, et plus on peut décoder les images du film de 68.
Au bout du compte, fragment par fragment, le film de 68 un bref plan sur l’usine suivi d’un plan séquence de huit minutes est entièrement cité. Il ne manque pas un photogramme.

Elle
Le fil rouge, bien sûr, c’est Elle, et l’enquête qui s’en rapproche ou s’en éloigne. C’est un suspens qui a fonctionné dès le tournage où tout le monde nous demandait : « Alors, vous l’avez retrouvée ?». Après que le film soit passé à la Vidéothèque, j’ai rencontré un spectateur qui n’avait pas pu rester jusqu’au bout et qui m’a posé la même question : « Alors,  on la retrouve ? ». Pour l’instant, les quelques journalistes qui ont écrit sur le film n’ont pas dévoilé la fin. J’espère que ça va durer et que personne ne viendra glisser dans le tuyau de l’oreille du spectateur le nom de l’assassin…

Documentaire / fiction
Je ne suis pas « documentariste » (j’ai horreur de ce mot). Reprise est un film comme un autre, mis en scène, si mettre en scène c’est bien choisir un décor, des axes, des cadres, découper, monter, mixer. Le fait d’être parfois dans le plan m’a même fait toucher du doigt une certaine  forme de « direction  d’acteurs  » influencer  la couleur…  j’allais  dire : du « jeu », enfin : de la discussion, par mes questions ou mes relances, et presque  « monter  » en direct  : laisser du temps, ou au contraire enchaîner, bref re-rythmer un plan-séquence pendant qu’on le tourne.
Mais dans l’ensemble je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de différence entre un « documentaire » et une « fiction » où les acteurs auraient une grande marge d’improvisation. En fait, il a fallu que l’on se retrouve au Festival de Belfort en compétition dans une catégorie « documentaire » pour que l’on se rende compte qu’on en avait fait un (le Prix Sadoul, lui est « open », documentaires et fictions mélangés). Ces catégories sont un peu dépassées. Coûte que Coûte de Claire Simon, s’il fallait à tout prix le mettre dans un genre, je dirais pas que c’est un docu, je dirais plutôt que c’est un western.

Résonances
Quand on a contacté les gens, été 95, et qu’on leur a expliqué le projet, la plupart y compris les militants syndicaux nous ont dit : « nous, évidemment, on veut bien témoigner, mais ça va intéresser qui, ces vieilles histoires ? ». On a commencé à monter pendant l’automne 95, et puis sont arrivées les grèves de décembre… Pour aller à la salle de montage, on devait traverser la Place de la République, où l’on trouvait, sous leurs banderoles, les mêmes qui, quelques mois plus tôt, ne donnaient pas cher du mouvement social. C’était d’ailleurs très troublant de les voir dans le film, sur la table de montage, et de les retrouver en sortant, « raccord », dans la rue. Ça avait un petit côté Rose pourpre du Caire, c’était  comme s’ils sortaient de l’écran.
Je n’ai pas voulu faire un film  « passéiste » ou « nostalgique  » (même s’il peut évoquer «bien des choses» pour les plus anciens ou simplement pour ceux qui ont vécu 68). Les gens de vingt ans le perçoivent, d’une certaine manière, comme un film « historique ». Il décrit un monde disparu : les grandes entreprises industrielles des banlieues rouges, une forme de culture d’entreprise – un sentiment  d’« appartenance » largement  remis en cause par toutes les formes de « précarité » du travail. Mais en même temps, la « condition  ouvrière » – malgré les discours officiels qui augurent de la disparition des ouvriers comme d’aucuns de la mort du cinéma – elle, perdure. Au moment du tournage, il y avait une entreprise de boucherie industrielle, Bigard, à Quimperlé, où la direction voulait rétablir des pauses-pipi à heures fixes pour les salariés – on le cite dans le film.
Et très vite dans les discussions après le film, ça revient. A Belfort, on est venu nous parler des ouvrières de l’Epée à Besançon, dont le rapport au travail et à « leur » entreprise, même si, elles, sont très qualifiées, n’est pas très différent de celui de leurs consœurs de Wonder…

(Propos recueillis par Claude Corbigny)


ENTRETIEN AVEC HERVE LE ROUX REALISE LE 7 FEVRIER 1997 PAR SERGE TOUBIANA POUR LES CAHIERS DU CINEMA

(EXTRAIT)

En voyant ton film, j’ai pensé à Truffaut : tu sais que La Chambre verte a failli avoir pour titre La Disparue, une nouvelle de Henry James. Le point de départ de ton film consiste à la recherche d’une femme dont on n’a que l’image, dans un film militant datant de mai 68 : La Reprise du travail aux usines Wonder. Pour la retrouver, tu organises une sortes d’enquête, en fait une cérémonie qui consiste peu à peu à l’entourer, à l’approcher grâce à divers témoignages.
Je n’ai pas pensé à la chambre verte (rires). Mais c’est vrai qu’au départ, il y a cette femme disparue. L’image de cette femme, sa voix, m’obsédaient, je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Je tournais autour de cette image, sans savoir comment la montrer à d’autres, comment la transmettre. Au bout d’un moment, j’ai réglé le problème en me disant : je vais la chercher, c’est ce qu’il y a de plus simple, sans construire un dispositif sophistiqué autour.

Qu’est-ce qui fait que cette image pour toi, a fait légende ?
Parce que c’est la révolte, la révolte incarnée… A bas le travail ! Le travail c’est sale, mal payé, et on nous traite comme des chiens. La Fille le dit dans le film de 68 : « Je ne rentrerais  pas, je ne mettrais  plus les pieds dans cette tôle ». Ce n’est pas un refus théorisé, mais ça me parait un repère de tout ce qu’on a vécu dans les années 70, et après. Cela me touche personnellement. Il y a aussi L’impression que tout ce monde-là, de manière plus général : l’usine, la banlieue, le mouvement social, la classe ouvrière, n’a pas été transmis. Avec les années 80, il y a eu d’un seul coup un changement de socle. Cette mémoire-là, qui se transmettait jusqu’alors de génération en génération, s’est cassée. J’avais onze ans en 1968. La mémoire que j’en ai m’a été transmise, elle ne m’est pas personnelle. Mais cette mémoire est brisée. Tous les instantanés que nous renvoient aujourd’hui les médias, à propos des banlieues, des grèves, des mouvements sociaux ou du chômage, ne reposent pas sur ce socle de mémoire. Lorsqu’on évoque la banlieue, aujourd’hui, à la télé, personne ne restitue ce passé ; on oublie par exemple qu’à Saint-Ouen, à la fin des années 60, il y avait 40.000 métallurgiste, qui passaient d’une usine à l’autre du jour au lendemain.

En voyant ton film, j’ai pensé que cette femme qui refuse de reprendre le travail incarne aussi, à sa manière, une certaine forme de théâtre. Elle crie, elle sur-joue presque son « rôle » d’ouvrière révoltée.
C’est vrai, le dispositif est très théâtral. Dans le film de 68, il y a, comme par miracle, tous les personnages de la comédie de mai 68 : le délégué cégétiste, le gauchiste, l’ouvrière révoltée mais pas politisée, le chef du personnel avec sa blouse grise… Tout le théâtre de 68 y est présent. Mais en avançant dans le film, on découvre que chacun est venu jouer son rôle. Il y a cette femme, et ces « acteurs » amateurs tout autour…

Le sujet du film est aussi la disparition de la classe ouvrière. Non pas comme réalité, mais comme mythe.
Il existe encore des ouvriers aujourd’hui. Ce qui a peut-être disparu, c’est la classe ouvrière comme ensemble de représentations, de sentiments d’appartenance commune à une entreprise, de relations avec le monde. Bref, la conscience de classe a disparu. Et il y a moins d’ouvriers aujourd’hui, du fait des mutations technologiques et autres. Mais la classe ouvrière, avec tout ce qu’elle suppose de symbolique d’affectif et de mythes ou d’utopie politiques, a sans doute disparue.

Le parallèle est stimulant : le cinéma part à la recherche de son histoire, puisque l’origine de ton film, c’est justement un autre film, dont la démarche consiste à partir à la recherche de la classe ouvrière, à travers l’une de ses figures. Les deux mouvements sont indissociables.
C’est un film sur le cinéma dans la mesure où il pose la question : qu’est-ce que le cinéma si ce n’est une production de mémoire ? La démarche était de retrouver cette femme et, en chemin j’ai rencontré tous ceux qu’on voit dans le film : leurs paroles, leurs histoires, leur mémoire…  Tout cela, je ne pouvais le prévoir, sauf de manière abstraite. Je savais que les gens que j’allais rencontrer avaient été ouvriers à Saint- Ouen – C’était une donnée objective. Mais c’est en filmant que j’ai mesuré la manière dont ils rendent compte de leur vie.

Mais ton film n’est pas du tout sociologique, il est structuré par un récit, où tu t’impliques comme enquêteur, une sorte d’inspecteur Clouseau menant son enquête de manière obstinée.
L’enquête était le fil conducteur qui m’amusait et me permettait de jouer avec le spectateur ; c’est ce que tu appelles le côté « Inspecteur Clouseau ». Une manière de jouer sur les codes du film policier, qui allègent un matériau assez lourd constitué par les expériences qu’apportent les gens : leurs conditions de vie et de travail étaient dures, et se sont terminées avec la débâcle de Wonder à cause de Bernard Tapie. C’est toujours Louis Morin, le syndicaliste CFDT, qui dit dans le film  : « ça a quand même été dur ! » Donc, l’enquête comme moyen d’alléger le matériau. Ce qui me permet d’éviter la sociologie, c’est de passer du temps avec les gens ; ils ne sont pas convoqués pour dire leur phrase, mais ce sont des personnes qui arrivent avec leurs histoires, ce qui crée un autre rapport à l’écoute.

En rencontrant les différents témoins, est-ce que tu espérais qu’ils t’en disent plus sur cette femme, ou est-ce que tu avais envie de différer ce moment de vérité ?
A chaque fois, le dispositif consistait à leur montrer le petit film de 68, et à les filmer en train de le découvrir. Il pouvait ne rien se passer, certains sont restés les bras croisés sans rien dire. Mais on espérait que l’un ou l’autre nous dise : c’est elle ! A chaque fois, le dispositif était en place pour capter ce moment-là. Cela ne s’est pas passé. Au fur et à mesure des témoignages, on comprend le fonctionnement du travail chez Wonder : Dans les ateliers, c’était tellement dur que les gens ne restaient pas. Une femme dit même qu’il y avait mille arrivées et mille départs chaque année, à l’usine. Et puis trente ans après, on reconnaît pas forcément les gens. C’était aussi le piège du film : ce dispositif consistant à leur montrer tout de suite le film de 68 les plongeait trente ans en arrière. Mais la mémoire des noms est plus aléatoire. Nous étions trois à faire le film : Frédéric Ulmann, l’ingénieur son, Dominique Perrier, la chef op’ et moi : il nous arrivait d’avoir des frissons : il va le dire ! L’un des témoins, Pierre Guyot, dit à un moment : « je la connais ! », puis la confond avec Liliane Singer, la militante gauchiste. C’était le suspense total pendant le tournage. La première fois qu’on monte le film aux responsable actuels de la CGT de Saint-Ouen,  la petite  dame montre  du doigt  : « C’est Adler…  C’est Guyot, je le reconnais, il est marié avec…  » On attendait de pouvoir filmer ce moment où quelqu’un la reconnaîtrait…

Question simple : qu’as-tu appris en faisant ce film ?
J’ai rencontré des gens ! Ce qui m’a le plus troublé, c’est quand Yvette, l’une des femmes du film, me dit qu’elle a commencé à travailler chez Wonder à treize-quatorze ans. C’est le genre de choses qui vient en direct – d’où l’intérêt de ne pas préparer les entretiens. Au milieu des années 60, on entrait à l’usine à quatorze ans comme O.S. et on y restait jusqu’à la retraite. C’est une chose que je ne mesurais pas vraiment. Mon premier contact avec les gens que je désirais filmer se passait par téléphone. La plupart me demandant qui j’étais, et ce que je faisais en 68, et si c’était moi qui avais fait le film sur la reprise du travail chez Wonder. Je répondais toujours la même chose, que j’avais onze ans en 68…  Mais d’un seul coup mon alibi d’indépendance par rapport à la période en prenait un sérieux coup, puisqu’eux à quatorze ans, étaient déjà à l’usine.

Comment vois-tu la diffusion de ton film ?
Ce qui m’a frappé dès les premières projections, c’est qu’il parle à toutes les générations. Aussi bien ceux qui y retrouvent leur propre histoire ou leurs propres conditions de travail, que ceux qui ont vécu 68. Quant aux jeunes, ils sont littéralement hallucinés par ce qu’ils apprennent dans le film. Il y a aussi les différents niveaux de lecture possibles, qui fait que le film s’adresse à un public varié.

Au fond, ton film aurait pu avoir pour titre Lettre à une inconnue ?
Une inconnue, c’est le matériau romanesque par excellence. Et la démarche amoureuse consiste à retrouver une inconnue dont on a vu l’image.


LA REPRISE DU TRAVAIL AUX USINES WONDER, UN FILM DE 68

Ou comment  des élèves de l’IDHEC en grève ont réalisé « le » plan-séquence  des « événements  ».
Le 16 mai 1968, les élèves de l’IDHEC se mettent en grève et décident l’occupation de l’Ecole.

Le lendemain, a lieu, rue de Vaugirard, la constitution des Etats Généraux du Cinéma Français, qui décident du principe de la grève illimitée de la production cinématographique.  Le 20 mai, les Etats Généraux créent une commission  de dérogation à la grève « permettant le tournage de films concernant les mouvements étudiants et ouvriers ou les négociations sur le Vietnam ».
Dans le même temps, les élèves de l’IDHEC en grève se constituent  en association, pour pouvoir « juridiquement  » utiliser le matériel de tournage de l’Ecole (caméras 16, matériel son). Les projets de film devront être soumis à l’approbation préalable de l’Assemblée Générale des élèves.
Quelques projets sont acceptés, l’un d’Azimi, sur l’occupation de la Sorbonne, l’autre de Jacques Willemont, sur les différentes organisations politiques faisant partie du « Mouvement ».
Il est convenu de commencer  ce dernier tournage par l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste), en choisissant pour des raisons matérielles : pénurie d’essence des usines proches de la Portes des Ternes où se trouvent les locaux de l’Ecole. Un premier  tournage a lieu à la SIDI à Levallois.
L’OCI propose alors de venir filmer  un meeting, le 10 juin, à l’usine Wonder de Saint-Ouen. L’équipe de tournage arrive sur place au moment où la reprise du travail vient d’être votée et décide de filmer. Pierre Bonneau est à la caméra ; Jacques Willemont tient le micro, Liane Estiez, le Nagra ; Maurice Portiche est présent en tant qu’assistant.

L’équipe n’a qu’une boîte de pellicule et tourne en continu un plan séquence d’une dizaine de minutes. La bobine développée est projetée en Assemblée Générale ; il est décidé de la diffuser d’une manière autonome, sans attendre une hypothétique – vu la conjoncture mi-juin éventuelle réalisation du projet global initialement prévu.

Le film « Wonder » est salué, dès ses premières projections, comme un événement majeur. Présenté au Festival d’Hyères, l’été 68, il est aussitôt distribué sous des formes militantes,  par des collectifs,  tels Cinélutte. En 1970, il constitue le complément de programme du film de Marin Karmitz, Camarades.

Sa diffusion, sous forme d’extraits, dans les séries « anniversaires  », Histoire de Mai de Pierre-André Boutang et André Frossard (1978), Mai 68, quinze ans après de Jean Labib (1983), Génération de Daniel Edinger, Hervé Hamon et Patrick Rotman (1988), consacre son rang de film culte, dans le « stock  » des images  de 68. Wonder est également cité dans le film de fiction d’Elie Barbier réalisé pour Arte dans la collection « les années-lycée ». Pour rendre compte de ce statut, on trouvera ci-contre deux articles, l’un paru « à chaud  » dans POSITIF, et soulignant son importance politique, l’autre, des CAHIERS DU CINEMA, le reconnaissant « à froid » comme l’un des films phares de l’histoire du cinéma direct.

 « Le seul film intéressant sur les événements, le seul vraiment fort que j’aie vu, c’est celui sur la rentrée des usines Wonder, tourné par des étudiants  de l’IDHEC, parce que c’est un film terrifiant, qui fait mal. C’est le seul film qui soit un film vraiment révolutionnaire, peut-être parce que c’est un moment où la réalité se transfigure à un tel point qu’elle se met à condenser toute une situation politique en dix minutes d’intensité dramatique folle. »

Jacques Rivette, 27 juillet 1968.